Entretien // Ilann Vogt

Dans cet entretien croisé, Anne B, ergonome, dialogue avec l’artiste Ilann Vogt autour de la matérialité du geste et de la relation. À travers le tissage de lettres, Ilann questionne la forme épistolaire comme espace d’adresse, de mémoire et de création.

Anne : Ilann, tu exposes actuellement à la galerie ANNE +, j’ai découvert des œuvres que je ne connaissais pas encore : tu as tissé des textes qui sont des correspondances. Dans cette démarche, y a quelque chose qui n’est pas sans lien avec ce qui peut se tisser dans l’entrelacs des relations.  Peux-tu nous parler un petit peu de ces lettres tissées ?

 

Ilann : J’ai commencé à explorer cet autre espace de la littérature que sont les lettres l’année dernière quand j’ai tissé les lettres à Milena de Kafka ensuite l’échange épistolaire entre Paul Celan et Ingeborg Bergman. Je ressens ça vraiment comme une adresse plus directe et peut-être aussi plus sincère et plus franche que la littérature. Dans la fiction ou la poésie on est sur quelque chose de construit où on passe parfois par le fictif pour arriver à la vérité. Dans les lettres il y a cette forme de concret. Là où le roman s’adresse au plus grand nombre, la lettre tente de s’adresser de façon précise à une personne, sans forcément user d’artifices pour dire la vérité.  Dans la lettre il y a déjà une relation qui existait auparavant. Ce n’est pas un roman envoyé dans l’inconnu et je trouve cette forme-là assez intéressante. Il y a des lettres notamment celles de Rilke, et pas uniquement Lettre à un jeune poète, qui sont assez formidables. Les lettres à Milena de Kafka sont également magnifiques tout comme celles à Lucie Colet de Flaubert. C’est un format qui permet une plus grande franchise. On a l’impression que dans cet espace là on peut mettre cartes sur table. Aujourd’hui la correspondance épistolaire est un espace qu’on n’ouvre plus parce qu’on est dans une forme d’instantanéité. On s’attend à avoir une réponse quasi immédiate et dans cette espèce de « sans temps » qu’est la temporalité de l’écriture, ça ouvre un espace d’une plus grande franchise quelque part.

 

Ilann Vogt

 

Anne :  Ces lettres que tu as tissées ont été publiées, ce sont des lettres de créateurs, de créatrices donc la création est là en arrière-plan dans ces lettres ?

 

Ilann: Oui en effet ces lettres ont été publiées. Or un certain nombre d’écrivains ou d’intellectuels font une sélection précautionneuse des lettres qu’ils souhaitent publier.

 

Anne : Tu soulignes que ce genre littéraire résulte également d’un travail d’édition, de sélection ?

 

Ilann : Oui, c’est testamentaire sauf, bien évidemment dans le cas de Kafka.

 

Anne : Comment les choisis-tu ces lettres que tu tisses ?

 

Ilann : Je pense qu’il y a deux façons, soit je choisis des lettres qui vont exprimer une relation ou qui vont dire quelque chose sur une relation, par exemple celle de Henry Miller à Anis Nin, ou alors je choisis des lettres ou des notes, pour leur historicité. Par exemple la lettre à Louise Colet par Flaubert où il dit vouloir écrire un livre sur rien, c’est plus des choses de cet ordre-là… Il y aussi la lettre de scission, pour l’appeler comme ça, que Freud adresse à Carl Gustav Jung en disant qu’il veut se détacher complétement de son travail. Je choisis des lettres pour leur historicité, parce que ça marque un instant, un changement de perception ou alors parce que ce sont des lettres qui vont simplement dire quelque chose de la relation et dans ce cas, ça peut aller du plus banal au plus lyrique.

 

 

Anne : Est-ce qu’il y a des séries autour de ces lettres, correspondances ?

 

Ilann : Non pas forcément, c’est quelque chose de ponctuel. J’ai essayé de faire une série avec les lettres à Milena mais ça n’a pas abouti. Ça reste ponctuel.

 

Anne : Dans ton travail actuel, il y aussi l’apparition de forme comme la robe, est-ce que tu peux me parler de cette diversification de formats ?

 

Ilann : Il y a deux robes effectivement dans ma dernière exposition, celle de Madame Bovary et un poème d’Emily Dickinson. Pour moi ce sont des pièces que j’appelle figuratives et j’en fait très rarement  (moins de 10) parce que j’ai tendance à me méfier très fortement de la figuration quand trop de choses sont données, quand trop de choses peuvent être comprises parce que j’attache beaucoup d’importance à ce que les personnes puissent d’elles même trouver ce qui fait écho en elles de la même façon que lorsqu’on lit un roman et qu’il y a un personnage qui parle on entend la voix ou on a des images de ce personnage. Et c’est pour ça que la figuration je m’en méfie. Prenons l’homme Macintosh de l’Ulysse de Joyce. Chacun se représente son Macintosh. Si je réalise un Macintosh, il pourra toujours y avoir un écart, une forme de trahison dans le rapport de l’œuvre présentée à sa propre imagination mais pour le coup il y a des impondérables. La robe de Madame Bovary, ça fait des années et des années qu’on me demandait si j’avais fait une robe de mariée, etc. Et j’avais déjà la veste gilet du Château de Kafka, une robe de petite fille avec les contes de Perrault et du coup la question de la robe est venue à un moment donné. Et quand on dit robe on pense systématiquement à robe de mariée et c’est vrai qu’en ça le roman de Flaubert est quasiment incontournable car on parle de roman qui symbolise le mariage et qui dépasse un petit peu justement tout ce qui est conte de fée pour le coup.

 

Anne : Souhaiterais tu nous décrire une œuvre de l’exposition en particulier ?

 

Ilann : Le tout petit tableau des lettres de Rilke à Lou Andréa Salomé, c’est la pièce qui m’a le plus surpris lors de ma dernière exposition, elle a bien trouvé son emplacement là où j’aurais pu mettre un plus grand tableau ou faire quelque chose d’assez massif. Je me rends compte de la nécessité du vide, du blanc ou d’une forme d’épure que peuvent prendre mes ouvrages et d’autant plus cette pièce là parce qu’il y a un drapé dessus qui est très fin, avec un tissage très lâche ce qui fait penser à une forme de dentelle. Et tout le vide qui l’entoure accompagne l’écriture de Rilke qui est toujours très subtile et très fine. J’ai l’impression que pour cette pièce-là, j’ai tenté de créer un vide qui remplit et c’est un peu paradoxal mais créer les conditions du vide par le tissage qui remplit quelque chose sur lequel je n’ai pas forcément ni la main ni la conscience.

 

Anne : A propos de cette lettre de Rilke à Lou Andréa Salomé, parce qu’il lui en a écrit plusieurs, qu’est-ce qui fait que c’est cette lettre là que tu as tissée ?

 

Ilann : Il l’a écrite en 1914. Rilke et Lou Andréa Salomé ont vécu une relation amoureuse et puis comme souvent chez Rilke, il y a cette sensation d’évanouissement, où on sent que dans son travail ou même parfois aussi dans ses rapports, notamment avec Lou, il y a quelque chose qui tient de l’évanouissement et en même temps que se produit cet évanouissement là en lui, il essaie d’en retenir quelque chose avec l’écriture. Et là en re-parcourant la lettre, on a l’impression qu’il fait ça non seulement par son écriture mais aussi avec Lou Andréa Salomé. Cette sensation là, c’est quelque chose qui me touche beaucoup dans sa poésie. Dans cette lettre là, non seulement, il le fait en écrivant une lettre mais j’ai l’impression qu’il essaie de faire évanouir quelque chose de la relation pour quelque part la préserver ou la conserver dans un espace indéterminé, ce n’est pas pour rien qu’il lui fallait du vide.

 

Anne : oui du vide et du plein, c’est très intéressant. Merci. Une toute dernière question concernant ton actualité artistique ?

 

Ilann : Oui, il y en effet plusieurs projets à venir, il y a Gaëlle Callac avec qui j’expose depuis des années qui expose dans la galerie à Saint Brieuc et donc il y aura des travaux communs, son travail d’abord. Et pour le reste, il y aura quelques projets à venir qui restent encore à construire et à venir dans l’ouest de la France.

 

Anne Bationo-Tillon  et Ilann Vogt

https://ilann-vogt.com/

https://www.lac-annecy.com/fete-et-manifestation/installation-adresse-au-recit-ilann-vogt-annecy/

 


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Marie Bationo - Auteur

Marie est éditrice et co-fondatrice de la revue Bancal.

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