Scène // Vers l’invisible

Tandis que les salles de spectacle restent tristement silencieuses, la création, elle, continue à foisonner. La metteuse en scène Morgane Lory, qui a accepté de nous parler du nouveau spectacle de sa compagnie le Don Des Nues, nous en offre un aperçu vif et bouillonnant.
Pour cette nouvelle création, « Vers l’invisible », la compagnie s’est intéressée aux thèmes : Croire/ Pratiquer/ Imaginer. Un spectacle que l’on espère découvrir bientôt au théâtre !

Peux-tu nous parler de la genèse du projet de ton spectacle « Vers l’invisible » ?

 C’est amusant que tu parles de genèse, qui est un terme très lié à la tradition religieuse judéo-chrétienne… la question du récit des origines est un thème central de Vers l’invisible : nous y développons une cosmogonie, racontant la quête d’une communauté théâtrale, qui crée son propre monde, avec son rapport au temps, à l’espace, aux éléments, et qui invente ses propres figures tutélaires.

 

« L’Amoureux » © Emgalaï

« L’arbre fruitier » © Emgalaï

 

Le philosophe des sciences Étienne Klein explique que le récit des origines est en fait un récit de la finalité : on ne définit l’origine qu’en fonction de là où l’on sait qu’on veut aboutir…. « L’origine est toujours seconde » est une phrase qui a beaucoup influé sur notre travail. Elle nous a permis d’envisager le spectacle comme un voyage dans le temps, du passé vers le futur, mais aussi depuis le futur vers le passé…

Mais s’il faut définir un point de départ à cette création, elle trouve sa source principale dans un projet de doctorat en mise en scène. Je voulais initialement travailler sur les modes d’existence dans l’espace théâtral, envisager le plateau comme une « aire intermédiaire d’expérience », un espace où il est à la fois possible de croire et de ne pas croire, mais aussi de dépasser le dualisme de la pensée naturaliste occidentale. Comment la pratique théâtrale permet-elle de faire coexister différentes ontologies du réel, pour reprendre les termes de l’anthropologue Philippe Descola? Je voulais travailler sur la dimension animiste de la pratique théâtrale, le lien aux fantômes, aux ancêtres,  étudier les pratiques liées à la transe, etc.

Parallèlement à ce projet de thèse, j’animais des ateliers de philosophie dans des lycées de Seine-Saint-Denis et la question religieuse y occupait une place immense et passionnante. Les élèves semblaient très étonnés qu’un tel dialogue soit possible à l’école. Moi, je leur répondais que si on ne s’autorisait pas à parler de métaphysique dans un atelier de philo, on passait à côté d’un pan assez conséquent de l’histoire de la pensée… Bref, avec ces élèves j’ai pris la mesure d’un tabou, liée à ce qui me paraît un contresens autour de la notion de laïcité. Grâce à eux, j’ai aussi pris conscience de mon plaisir à creuser ces questions.

Mon projet de thèse n’a pas été retenu, mais une grosse partie du socle théorique était posé. J’ai donc  transformé ce projet de recherche en un projet de recherche-création. Et j’ai décidé de centrer cette enquête sur les modes de croyances dans la pratique théâtrale.

 

Qu’est-ce qu’une recherche-création ? Qu’apporte-t-elle par rapport à une recherche classique ? 

Pour moi, c’est d’abord une manière de relier ce qui a été artificiellement séparé dans mon parcours intellectuel et spirituel. Ma formation académique initiale, c’est les sciences sociales. Mais en tant que jeune élève dans une école de théâtre, j’avais l’impression que la pire critique qu’on pouvait me faire, c’était qu’on me renvoie à mon intellectualisme. Avec les années, j’ai arrêté de croire qu’il y avait une séparation entre la pensée théorique et le geste artistique.

Je crois que tout artiste est un chercheur, a priori. Mais tout artiste ne s’appuie pas sur les sciences académiques pour nourrir sa recherche esthétique. Et tout artiste ne considère pas nécessairement son processus de travail comme un objet de recherche en soi, qui peut être partageable, voire appropriable par d’autres.

Pour moi, la recherche-création signifie à la fois consacrer un long temps de recherche personnelle avant de commencer un travail collectif au plateau, mais aussi proposer des protocoles qui permettent d’impliquer mon équipe artistique dans cette recherche, sur la base de questionnaires, d’entretiens à partir de leur expérience personnelle, de partages de textes théoriques, de propositions d’exercices qui permettent une transposition de ces textes ou expériences au plateau.

La recherche-création implique aussi de documenter son processus de recherche. Pour mener cette recherche sur les croyances, nous avons intégré à notre équipe d’interprètes une comédienne qui est également chercheuse en études théâtrales, Claire Besuelle. Elle vient de terminer sa thèse sur les processus internes au jeu. Nous traçons ainsi notre propre chemin de pensée et de pratique, qui s’inscrit dans un champ universitaire hautement protéiforme, et globalement ouvert aux  démarches expérimentales et aux formes d’hybridation.

Pour revenir précisément à la question des croyances, s’appuyer sur la démarche anthropologique était absolument indispensable pour viser une forme de « neutralité axiologique », considérer chaque croyance de manière non-hiérarchique. Chercher à adopter, si ce n’est une démarche symétrique, tout du moins une approche située, en conscience de notre propre formatage idéologique et historique.

Il me semble que les sciences sociales vivent aujourd’hui une période d’intense fécondité. Lorsque j’étais étudiante dans les années 2000, j’avais l’impression que les grands penseurs de la sociologie et de la philosophie étaient morts à la fin du XXe, c’était Foucault, Deleuze, Bourdieu. Nous avions, dans notre corpus académique, bien peu de sources d’inspirations vivantes. Aujourd’hui je ressens un immense enthousiasme à l’idée d’être la contemporaine de chercheuses et de chercheurs comme Vinciane Despret, Emanuele Coccia, Baptiste Morizot, Nastassja Martin, mais aussi Elsa Dorlin, Judith Butler, Paul B. Preciado…. Leur créativité conceptuelle m’ouvre de nouvelles pistes d’imaginaires, enrichit ma manière d’habiter le monde, donc de créer.

 

Quelles sont les dynamiques de résonance qui-t-on amené à penser le triptyque croire / pratiquer / imaginer ?

Il s’agit moins d’un triptyque que des principaux axes de travail développés dans cette création.  J’envisage cette enquête sur les modes de croyance comme un travail au long cours au sein de la compagnie.

A la fin de notre première résidence de recherche (à l’automne 2019), nous avons sérié toutes les thématiques qui avaient été abordées durant les 10 jours de travail. Certaines pistes avaient été à peine effleurées, d’autres s’étaient imposées plus clairement. Nous avons donc décidé de laisser certaines thématiques de côté, comme la magie, ou le rapport à la performativité de la parole. Nous nous sommes centré.e.s sur cette question : croire, serait-ce faire ? Nous avons mis au centre la question de la pratique, qui fait le lien entre l’art et la religion.

Nous avions également beaucoup parlé du lien entre la croyance et l’imaginaire, notamment à travers la lecture de Pensées du Corps, de Basile Doganis, qui pose cette définition : « croire, c’est imaginer avec un certain degré d’adhésion ». Puis j’ai découvert le livre de Charles Stepanoff Voyager dans l’Invisible, consacré au chamanisme sibérien, qui décrit les chamanes comme des experts de l’invisible, des êtres doués d’une puissante capacité imaginale. Pour moi le lien concret avec le travail de l’interprète était assez évident pour commencer à envisager une création cohérente, autour de ces pistes de réflexion.

 

Comment passe-t-on de la phase de recherche au plateau à la phase de création ? 

Notre première résidence de recherche fut très intense. J’avais demandé à chaque participant.e de proposer une « transmission », une présentation d’une pratique qu’il/ elle reliait à la question des croyances. Envisager le partage de manière horizontale me semblait fondamental, et je voulais aussi m’inspirer des pratiques de coven décrites par l’écoféministe Starhawk dans Rêver l’obscur. Ces moments furent très forts et très variés : du druidisme au feng shui, en passant par les chakras, la lithothérapie, l’élaboration d’un nouveau calendrier rituel, etc… Il nous a rapidement semblé que ces transmissions étaient en soi une matière théâtrale. Et de mon côté, j’avais le souhait de faire le récit sous forme poétique de cette expérience inaugurale.

 

Une deuxième résidence de recherche était prévue en avril 2020. Et ce fut le confinement ! Nous avons décidé de conserver un temps de travail, à distance. Nous avons échangé des textes théoriques, j’ai proposé des thèmes d’écriture à partir de la première semaine de recherche. La pièce est née de cet exercice d’écriture collectif. C’est une expérience de création sans équivalent. Il a fallu faire avec les très fortes contraintes du Réel et accepter qu’il transforme ce projet, ou plutôt l’informe, lui donne sa forme.

Répétition de Vers l’invisible

 

De quelle façon la crise sanitaire a-t-elle conditionné la création et la mise en scène de ce spectacle  

L’écriture et le montage de ce spectacle sont devenus ma raison de vivre pendant le premier confinement. Puis les répétitions ont commencé durant l’été, et chaque session de travail a été soumise à un risque perpétuel d’annulation … jusqu’à la création, qui ne donnera pas lieu à des représentations publiques. Mais chaque session de travail a été vécue comme un oasis de sens et d’amitié dans la noirceur des temps.

 

Créer dans ces conditions nous connecte à l’essentiel de notre art. Faire communauté, inventer des mondes possibles pour ne pas crever de la violence du monde ordinaire. Inventer aussi des règles de vie en commun, en essayant de sortir, autant que possible, de la violence des relations d’oppression et de domination qui structurent notre société.

Plus que jamais je ressens à quel point une compagnie théâtrale est une hétérotopie, un monde que nous construisons et que nous entretenons grâce à la puissance de notre amitié et d’une certaine foi dans notre pratique artistique.

Un ami m’a raconté que dans les années 1990, Heiner Müller avait dit que pour savoir si les théâtres étaient utiles, il faudrait les fermer pendant un an – et voir s’ils manqueraient.

Je ne sais pas si le théâtre de l’Odéon manque à beaucoup de monde. A moi il me ne manque pas beaucoup. Ce qui me manque c’est l’élan dionysiaque, présent dans certains spectacles, dans les concerts, dans les fêtes, dans les bars. Honnêtement, les bars me manquent plus que les théâtres, la dimension politique et ludique des croisements de personnes et des sujets de conversations au comptoir. Ce faire-société là.

Bien sûr les théâtres me manqueraient davantage si j’avais été privée de répétitions. Mais il me paraît important de nous interroger collectivement sur l’utilisation des espaces de création existants, pour qu’à leur ouverture ne se perpétue pas une logique de compétition mortifère, qui sera nécessairement accentuée par une année de reports/ annulations/ créations répétées sans débouchés de représentations.

A ce titre, ce qui se passe devant l’Odeon depuis 3 semaines me paraît plus intéressant que ce que l’Odéon programme habituellement. (En tous cas je suis plus allée à l’Odéon en 2 semaines que depuis quatre dernières années). Ce qui est beau durant ces assemblées générales quotidiennes, c’est qu’une véritable convergence des luttes est à l’oeuvre dans l’enchâssement des discours, des salariés licenciés de British Airways aux guides des musées. Une volonté de faire dissidence face à l’injustice de la marche du monde, quand le Figaro titre sur « Où investir pour profiter de la crise ? »- dans une société où les pratiques culturelles sont ostensiblement considérées comme facultatives.

 

 

J’ai vu cette affiche dans une manif pour l’ouverture des lieux de culture, qui résonne tellement avec notre démarche de création : « l’art est mon culte, laissez-moi pratiquer ».

Et puis, il y a cette phrase du merveilleux Thibault Lacroix, comédien participant à l’occupation de l’Odéon et possédant une manière à nulle autre pareille de faire résonner la place et le Ciel depuis le fronton du théâtre, en hurlant des sonnets de Shakespeare. Je lui laisse le dernier mot :

«  Mr Castex, nous n’avons d’ordre à recevoir que de Dionysos ! »

 

Propos recueillis par Marie

 

VERS L’INVISIBLE
#1 : croire / pratiquer/ imaginer
Conception et mise en scène : Morgane Lory
Ecriture et  interprétation :  Claire  Besuelle, Marinette Buchy, Matthieu Canaguier, Julien Crépin, Jade Lohé, Morgane Lory, Romain Pichard, Sergueï Ryschenkow, Nadège Sellier, Geoffroy Vernin.
Scénographie : Marinette Buchy
Création sonore :
Mathieu Canaguier
Création lumière : Julien Crépin
Regard chorégraphique :
Lucie Blain
Création visuelle : Ëmgalaï
https://www.facebook.com/dondesnues/


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Revue Bancal - Auteur

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