Scène // Pour en finir avec la mascarade

La performance Pour en finir avec la mascarade de Morgane Lory est de retour à la Loge du 13 au 16 février. Combinant propos théorique et autofiction, la proposition de la dramaturge et comédienne, à la fois réincarnée et revisitée, re-questionne la figure féminine au théâtre. Morgane Lory a accepté de répondre à nos questions sur cette reprise (re)voir absolument !

Ta performance Pour en finir pour la mascarade a été présentée pour la première fois dans le cadre du festival Fragments au T2G les 12 et 13 novembre 2015, puis reprise et discutée lors de la journée d’étude sur la représentation de la violence normative et la violence des représentations normées sur scène le 21 mai 2016 au théâtre Sorano à Toulouse. A l’époque la question de l’incarnation y était très présente. Quel écho aujourd’hui avec ta grossesse ? Comment cela se joue au moment de la préparation du spectacle ?

À partir du moment où on interroge la place des femmes au plateau, toute une réflexion doit être menée sur ce qu’on donne à voir du corps féminin et sur des enjeux d’interprétation. Cette réflexion était déjà présente dans ce travail, dans le choix du costume par exemple. J’ai travaillé l’androgynie, j’ai essayé de défaire le sens symbolique de certains gestes en privilégiant une gestuelle la plus ouverte possible, afin que le public ne puisse pas appréhender la présence physique en se raccrochant à quelque chose de binaire ou d’univoque.

Pour cette reprise, tout ce qui avait été mis en place en place raconte autre chose, parce que s’ajoute une nouvelle donnée, liée à l’état dans lequel je suis : la grossesse. Donc il est indispensable de réinterroger la physicalité de ce propos. Par ailleurs, certaines phrases résonnent autrement. L’évocation d’un buste de femme par exemple prend une autre dimension quand ce buste raconte autre chose.

Un moment du spectacle résonne fondamentalement différemment pour moi, du fait de la grossesse : c’est le moment où je parle du fait que pendant des millénaires, les femmes ont vécu en mêlant le désir à la menace : le désir sexuel était lié à la menace de « tomber en cloque ». C’est sûr que dire ça : « s’en remettre aux sorcières, ce qui bouge en moi est-ce un être ou mon estomac ?» ça ne raconte pas du tout la même chose quand tu le dis avec ou sans enfant dans le ventre.

Mais l’inverse est tout aussi étonnant : comment la pensée militante et la pensée artistique impactent ma manière de vivre la grossesse. Ç’a été une des choses qui m’a beaucoup intéressée dans cette expérience.

Cette reprise réinterroge la trajectoire de ce corps au plateau, qui raconte une histoire sur laquelle je n’ai pas forcément de prise.

 

C’est à dire sur lequel tu n’as pas forcément de prise ?

Jusqu’à présent je me sentais assez capable de travailler seule, parce que j’arrivais à m’imaginer ce que mon corps pouvait raconter. J’ai moins conscience de ce que les gens vont projeter en voyant ce corps de femme enceinte. La question du désir risque aussi d’être perçue autrement. Dans cette performance, c’est une triangulation qui se raconte : une femme, son mari et un autre virtuel, qui représente une forme du désir extraconjugal. Aborder cette question quand la comédienne est à 7 mois de grossesse, c’est clairement amener un enjeu moral qui n’est pas celui pour lequel la pièce a été écrite. On touche ici une forme de tabou : c’est une chose de te dire que ton corps t’appartient en temps « normal ». Mais quand tu deviens porteuse d’une double identité, la tienne et celle d’un être qui est à la fois lié à toi mais également à un autre – il y a une part de ce qui se joue qu’on ne maîtrise pas. Je ne sais pas comment cette dimension du travail sera accueillie, selon les codes moraux de chacun.e.  Cette question est très en lien avec le propos initial sur l’incarnation, mais elle le décale fortement.

Un deuxième aspect qui m’intéresse est lié à la notion de réincarnation, c’est-à-dire au fait de retraverser quelque chose qui est de l’ordre du passé. La grossesse renforce cette dimension : je réincarne une parole de mon passé, en étant à une autre étape de ma vie. Cela peut générer un état de jeu assez introspectif, pour plusieurs raisons.

 

Cela se situe à la fois sur un plan physique et temporel ?

Oui, physiologiquement la grossesse me semble une parenthèse dans la vie, en tout cas c’est un léger pas de côté, par rapport à un certain nombre de questions. Mais aussi, je retraverse un texte relatant l’avènement d’une prise de conscience. Cette performance est à elle-même une reconfiguration identitaire. Or cette reconfiguration a déjà partiellement eu lieu. Certains propos de ce texte ne génèrent plus aujourd’hui la même colère.

 

Comme quoi par exemple ?

La question de l’oracle des mères par exemple : ce que j’ai reçu, ce que j’en ai fait. Ces étapes pour moi sont réglées, elles font partie d’une forme de passé.

 

Tu les as réglées grâce à la performance ?

Oui, je pense, c’est un processus qui était particulièrement vif au moment où ces questions me sont apparues, quand j’ai compris qu’il y avait un nœud. Je l’ai travaillé par l’écriture et par le jeu. Aujourd’hui,  même si  je trouve que c’est important de le redire, ça ne génère pas la même vibration en moi.

La réincarnation induit un double renouvellement des enjeux. Certes j’ai changé, mais la vie autour a changé : une reconfiguration des rapports de sexes est aujourd’hui à l’oeuvre qui fait que ces questions sont beaucoup plus audibles. Je pense que ce texte résonnera pour le  public d’une toute autre façon qu’il y a deux ans. Geneviève Fraisse évoque également cette évolution : la société est aujourd’hui prête à entendre certaines choses.

Il y a deux ans quand je disais : « j’aimerais inventer une langue qui ne m’invisibilise pas, qui n’infériorise pas la moitié des êtres humaines »  il y avait deux tiers de la salle à qui ça ne parlait pas. Aujourd’hui, ça fait plusieurs mois qu’on est en plein débat sur l’écriture inclusive. Des décennies de travail, de réflexions menées dans le cadre militant et académique, mais aussi dans la communication d’entreprise font que ces questions ont désormais beaucoup d’impact, pour un large public.

C’est un enjeu très fort du spectacle vivant en général :  dans toutes les pièces, que ce soit chez Sophocle ou chez Racine, ce ne sont pas les mêmes endroits de la pièce qui vont être en prise avec le contexte social et sociétal, selon les époques. Pour les comédiens, c’est pareil – c’est vrai de cette performance, comme de n’importe quel autre texte.

Je me souviens d’un prof de théâtre qui me disait : « il y a des phrases, on ne sait pas comment les dire. Peut-être que dans dix ans cette phrase, d’un coup, te parlera énormément. Ce jour-là tu sauras comment l’interpréter. » C’est la même chose pour Racine, pour Tchekhov, pour Duras, et dans la vie en général : c’est la question de l’éprouvé et de l’expérience. La question n’est pas de savoir si je me retrouve, sur le moment, dans chaque phrase que je dis. Mais : est-ce que pour la fiction que ça raconte, il est toujours important d’en passer par ces étapes ?  Si c’est nécessaire, alors c’est à moi de trouver comment faire entendre cette phrase, même si intimement, je me suis déplacée.

 

Et du coup en tant qu’autrice et metteuse en scène, comment tu vis cette reprise ?

Je le vis comme un cadeau. D’une part, parce que ça arrive à un temps physiologique très précis de ma vie. C’est  un hasard et une chance assez folle, faite de concomitances. Et je le vis comme une chance aussi, de l’éprouver face à un public qui lui-même sera peut-être plus réceptif.

Quand j’ai joué cette performance en novembre 2015, j’étais dans une forme de colère qui n’était peut-être pas toujours audible. J’ai aujourd’hui plus de recul et je pense que ça laisse plus de place au spectateur, en termes de chemin émotionnel.

Je l’ai rejoué quelques mois plus tard, dans un cadre universitaire. J’avais l’impression que je n’avais rien besoin de faire et que tout le monde comprenait : j’étais face à un public qui avait les codes, qui avait lu Judith Butler, qui connaissait Monique Wittig. Tout le corpus intellectuel leur était acquis ou accessible. Je pense qu’aujourd’hui, étant donnée la vulgarisation de ces questions, cette réceptivité que j’avais constatée dans un cadre universitaire peut avoir lieu dans un cadre plus grand public. Parce que ces questions se sont répandues. J’ai l’impression que la découverte du milieu militant féministe m’a permis d’écrire ce texte depuis un poste d’avant-garde de la pensée. Aujourd’hui, un rapprochement  est à l’oeuvre entre cet acte d’écriture et les intentions, les perceptions, la capacité de se remettre en question d’un certain public parisien, qui va au théâtre, qui s’intéresse à des formes nouvelles et accepte plus facilement de s’interroger.

 

J’ai quand même l’impression que des spectacles comme En finir pour la mascarade ont aussi participé à cette évolution des mentalités et restent d’actualité.

Il n’y a rien qui me semble daté, ou périmé, dans le sens ou ça raconte l’histoire d’un processus de transformation : certain.e.s peuvent l’avoir déjà vécu, d’autre pas et d’autres peuvent être en plein dedans. Chacun.e reçoit une fiction, celle d’une femme dont le questionnement théorique met en branle sa vie au sens large, intime, professionnelle, amicale, familiale, etc. Que je me sente plus ou moins en lien avec certains endroits du texte, c’est mon boulot d’interprète. On est rarement à 100 % dans toutes les phrases qu’on dit d’un spectacle.

A certains moments, j’ai l’impression d’être dans les vestiges d’une personne que je ne suis plus. A d’autres, je me sens encore pleinement concernée.

 

Et du coup comment ça se passe quand tu es dans les vestiges de celle que tu as été ? Comment tu travailles ça ?

Ce qui est important pour moi, c’est de ne pas tricher. C’est-à-dire d’accepter que quand il ne se passe rien, il ne se passe rien. Mais aussi d’essayer de reconstituer à chaque fois, le fil de la pensée. Car il faut passer par ces étapes, pour que d’un coup une explosion de sens, d’actualisation puisse avoir lieu.

Pour m’aider dans ce travail d’actualisation, j’ai demandé à un compagnon de route, Romain Pichard d’être le regard extérieur de cette reprise. Lors de la création, je ne voulais pas « être dirigée » – je voulais échapper aux regard venu de l’extérieur du plateau, pour tenter de sortir de l’injonction, notamment à plaire. C’était primordial pour pouvoir inventer ma propre forme, mon rapport au jeu. J’avais cependant demandé à Ophélie Bignon, vidéaste et scénographe de la compagnie d’être ma collaboratrice artistique pour avoir quelques retours, tant sur l’écriture que sur l’interprétation.

Au vu des enjeux de cette reprise, il m’a semblé intéressant de travailler en collaboration avec Romain, qui est interprète et metteur en scène, et qui s’intéresse aussi beaucoup aux questions de genre. Or nous partageons aussi un même rapport à ce qui rend le théâtre « vivant ». La volonté de rechercher une qualité de présence. Cet aspect du travail a finalement pris une place très importante dans la reprise. Au point qu’à mes yeux c’est l’enjeu majeur de cette ré-incarnation. Dans cette optique, la question de retraverser le fil de la pensée, de re-trouver, dans l’instant présent, comment on passe d’une idée à une autre est la question principale soulevée par ce travail.

Et cela donne un autre sens au terme de performance. Il ne s’agit plus uniquement de maintenir un rythme qui serait lié à la fiction, à l’écoute du spectateur. Mais d’inviter le spectateur à observer quelqu’un qui cherche le plus précisément possible à suivre le fil de sa pensée, telle qu’il se réinvente chaque soir.

 

Propos recueillis par Marie

 

Pour en finir avec la mascarade, conférence /autofiction de et avec Morgane Lory, du 13 au 16 février à 19H à la Loge

Collaboration artistique : Romain Pichard, Création vidéo : Ophélie Bignon, Création lumière : Marinette Buchy, Création sonore : Matthieu Canaguier, Production : Cie le Don des Nues

 

 


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Marie Bationo - Auteur

Marie est éditrice et co-fondatrice de la revue Bancal.

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