Récit // Les hommes grillagés de Martine Roffinella

L'écrivaine Martine Roffinella publie en 2019 "Les hommes grillagés", le récit de ses ateliers d'écriture auprès des détenus de la maison d'arrêt de Laval. Valéry Meynadier, également écrivaine et animatrice d'ateliers d'écriture en prison, a souhaité rendre hommage au livre sous la forme de réponses, comme un échange imaginaire entre deux écrivaines qui ont connu "ce sanctuaire d’acier", "l'odeur de la taule" ou encore le bonjour si particulier des détenus.

Réponse à Martine Roffinella qui a mené un atelier d’écriture en maison d’arrêt, en a extrait un récit intitulé Les Hommes Grillagés, publié aux éditions H&O en 2019. Moi-même étant animatrice d’ateliers d’écriture en milieu carcéral depuis une vingtaine d’années, j’ai la tentation d’échanger, de façon virtuelle, nos points de vue…

 

Vous écrivez : « Premier jour. Derrière la porte grise, j’hésite à appuyer sur la sonnette « du dehors ». »
Vous mettez « du dehors » entre guillemets, car après, le dehors, oui, nous revient différent, ce mot jusqu’alors vide de sens se charge véritablement du dehors !
Pour cela, il faut avoir connu « ce sanctuaire d’acier » comme vous l’écrivez Martine Roffinella.

 

« Et si je repartais ? » vous vous demandez. « J’ai peur d’être assimilée. » vous vous dîtes…
Pour ma part, j’ai toujours eu l’envie furieuse de travailler en prison, d’y amener le meilleur de moi même, à savoir l’écriture. Tout le monde n’a pas eu la chance d’avoir un parent derrière les barreaux & une fois « dehors », jamais un mot sur ce passage derrière les barreaux.
Alors, forcément, hâte d’y entrer & de cerner l’indiscernable…
Poursuivie par une curiosité généalogique, l’ombre d’y être assimilée ne m’a jamais effleurée.

 

« J’observe la cour, les gravillons, les murs. Un peu d’herbe s’évertue à verdir, par taches arrondies. Ça sent drôle. Quelque chose de mal lavé. Ou de vaguement faisandé. »
Oui, cette odeur de taule, comme si l’air n’avait plus de dehors lui aussi…

 

Je salue votre page 18, avec bonheur : « Eux aussi se montrent surpris. Une femme au quartier hommes, qui n’est pas infirmière. Je croise leurs yeux, leurs cheveux, leurs allures contenues. Ils n’ont pas ces regards mâles de l’extérieur. Ils ne matent pas. Ils n’imaginent pas. Ils se taisent. L’abstention est leur droit.
J’ose un « bonjour ». Ils me répondent tous, avec un sourire qui me sidère. Nul ne dit bonjour comme cela, dehors. Nul n’ose cette intonation tendue vers l’autre, tellement chaude qu’elle vous pétrifie d’un coup, sans ambiguïté. Nul ne s’autorise ce soleil perdu, rendu, volé peut-être – mais jamais tant espéré. Nul n’échange ses tripes ou sa rage de vivre contre un bonjour. Ce bonjour est un livre vierge, un poème infini, une harmonie rageante qu’on ne parvient pas à briser.
Le gardien me jette un œil bizarre.
Je saisis qu’ici, la politesse se transforme en code d’amour ou de désespoir. »
Ah le bonjour des taul’arts !
C’est qu’ils n’ont pas dit bonjour, depuis des jours, des semaines !

Merci de confirmer mon ressenti. Je me grondais. Allons, tu exagères, certes, c’est un bonjour un peu plus… mais bon… pas comme tu l’imagines… Ben si en fait !

Ce bonjour, comme vous dîtes, comme vous l’écrivez, c’est « un livre vierge, un
poème infini, une harmonie rageante qu’on ne parvient pas à briser. »

 

« Et soudain les vrais mots remontent du centre de mon corps. À eux qui souhaitent l’oubli des grilles, je parle d’efforts douloureux, de travail incessant, d’inspiration sculptée – maintes fois remaniée, sans cesse détruite – pour l’espoir, l’infime espoir d’un texte réussi. »
Face aux taul’arts, si on ne joue pas la carte de l’authenticité, il ne sert à rien d’être devant eux.
Ils nous demandent qu’une chose : tomber le masque. Ce qui est rude mais c’est le prix à payer pour qu’ils mettent leur Je sur la sellette.

 

« Ces hommes me donnent du bonheur, oui je le dis au risque d’être moquée. »
Du bonheur… Une bonne heure… Ces hommes grillagés nous apprennent l’entièreté du présent. Avec eux, nous sommes au moment présent. L’avant, l’après, inexistants, juste , avec eux. Le temps éclipsé. Ça ressemble à une heure unique, juste elle & nous…

« Je m’étais inventé des êtres robustes, maîtres de leurs actions, éloignés du doute. Roublards peut-être. Je fréquente des hommes pétris d’humeurs, à qui l’on n’a jamais confié un rôle ni la moindre figuration. »
& s’ils ont rencontré la chance, le kaïros, ils n’ont pas su le reconnaître… Comment reconnaître l’inconnu & comment s’y ouvrir quand le réel est une école de trahison ?
Il y a des gens qui n’auraient jamais été amoureux s’ils n’avaient jamais entendu parler de l’amour, dixit François de La Rochefoucauld.
& nous, nous parlons de possible, de confiance, de respect !

 

« Toujours hantés, ils vivent avec une sorte de fusil pointé sur eux. Ainsi ne tournent-ils jamais le dos aux fenêtres, même entre amis. »
Nous parlons de bonheur !
Késako le bonheur ?

« Si on pouvait ressentir la fierté du mot bonheur, on ne serait pas là, concluent-ils. »

 

Travailler avec la « lie du genre humain », nous montre à quel point les mots sont trompeurs, réducteurs, mènent notre langue à la baguette…
Je salue votre honte qui se lève page 39 & fait la peau à cette expression toute faite, obscène : la lie du genre humain.
« J’ai honte. Honte d’avoir partagé le bon sens populaire si vindicatif. Honte de mes ricanements quand, dix ans plus tôt, j’étais opposée à la télévision en cellule […] Honte d’avoir déclaré que quand on veut, on peut […] Honte d’avoir si peu observé les autres. Si peu aimé en fin de compte. »

 

Enfin, vous soulevez la madonité de la mère, l’intouchable : « Rien n’est sa faute. Ils ne peuvent se résoudre à la responsabiliser. Elle les a mis au monde […] Défense d’égratigner. Pas touche à ce « maman ! » quasi charnel qui leur insuffle miel et lait. Pourtant, la plupart ont été abandonnés – au début ou en cours de route. »

La mère, la madone, le nœud de leur existence, nœud mal tranché, coulissant autour de leur gorge sans que jamais ils ne le disent, ne l’avouent ; du coup, ils tapent, ils tuent la Femme, leur femme, une femme…
Vous connaissez sans doute Daniel Zagury, qui écrit dans l’énigme des tueurs en série : le viol et le crime en série ne sont pas une manifestation de haine maternelle, mais la démonstration de la tension qui peut s’installer entre la haine inconsciente et l’idéalisation consciente. Tout cela se déplace sur d’autres femmes, qui vont payer. La mère, elle, reste sublimée. Un idéal nécessaire à la survie du
sujet.*
Travailler en prison, c’est avoir ça, cette vérité cloutée à sa conscience, c’est se rendre compte, que le « matricide déplacée » comme l’appelle Daniel Zagury, n’est pas une billevesée. Terrible vérité.

 

De tout cœur avec ce que vous écrivez, page 74 : « Exclure dans un univers d’exclus me soulève le cœur. Je dois passer par dessus ma propre histoire. Le lien qui se construit entre les taulards et moi m’apprend à regarder plus loin. »
C’est fou cette histoire, « passer par-dessus ma propre histoire » –  serait-ce à dire que, « ces gens-là » façon Brel
Que chez ces gens-là
On n’pense pas, Monsieur
On n’pense pas
On prie
… que « ces gens-là » nous font advenir à une certaine philosophie, à un certain détachement, décollement de soi ?!!

 

En revanche, je vous trouve très indulgente avec les surveillants : « Pour beaucoup d’entre eux, s’occuper des détenus constitue une affaire grave. Un sacerdoce ou une mission. Ils ne prennent rien à la légère. Le costume est lourd. Il doit essuyer le mépris des détenus et le regard plus ou moins dédaigneux de l’extérieur. »
Pour ma part, je n’ai jamais rencontré ce type de surveillants… de pauvres diables plutôt. & des épisodes terribles ont jonché mon parcours en prison. Je pourrais vous en conter, j’en ai vu.

 

Page 73, vous employez l’expression, « l’école de la prison » – c’est ça… une école, pour qui a des bases, des racines pas trop mal plantées… Vous dîtes un peu plus loin, page 75, « Je reste à ma place d’écrivain. » Nous avons la chance d’avoir une place. Eux, ils n’en ont pas & les pointeurs, ils en ont encore moins que les autres… Du vide dans du vide pour eux… J’ai travaillé avec des pointeurs de longues années… Les pointeurs, ce sont les délinquants sexuels, les violeurs, les pédocriminels…
Vous avez réussi un coup de maître, un débat avec un pointeur & les autres taul’Arts !
Une heure plus tard, tous admettent que les punitions infligées aux pointeurs finissent par desservir la cause générale des détenus. « C’est vrai qu’on est des bêtes, vu de l’extérieur. Et de l’intérieur. »
Si j’en avais dans mon groupe, il me revenait de les protéger & d’appuyer sur la sonnette d’alarme s’ils venaient à être démasqués…

Je les avais par groupe, à Mende.
À Fresnes, ils étaient là, dans un groupe, seulement un ou deux parmi les autres & croyez-moi, je ne baissais pas la garde…
J’ai eu un jour un débat autour des petites filles en Thaïlande qui attendent le client…
J’ai failli me faire écharper, du moins, par l’un d’entre eux… Il écrivait des textes magnifiques. Sa part animale trouvait sa tanière dans la feuille blanche.

 

& vous écrivez sur le Sida en prison, sur le suicide, sans tabou, si simplement…
À partir de vous, la prison nous sourit.
Merci de ce brin d’humanité, que tout à chacun, devrait cueillir & mettre dans un vase, en faire des boutures & les planter en terre !
Chère Martine, au plaisir

 

valérY meYnadier, écrivaine et art-thérapeute

http://www.m-e-l.fr/,ec,1323

 

* https://www.lepoint.fr/societe/daniel-zagury-l-expert-des-genies-du-mal-18-02-2013-1629126_23.php#

 

Les hommes grillagés, récit de Martine Roffinella, éditions H&O (octobre 2019), acheter

Le site de Martine Roffinella https://martineroffinella.fr/creations/

 

 


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Revue Bancal - Auteur

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