Poésie // Les heures de battement

Composé de courts poèmes, le recueil d’Alissa Thor, "Les heures de battement", parle d’amour, d'absence, du manque, du temps. A travers les jeux de mots, les locutions idiomatiques revisitées, les mots inventés, le lecteur ressent le plaisir de la poétesse qui s'amuse avec les mots et les sentiments autant que la douleur et le désespoir sous-jacents. Décryptage et analyse par Michel Sandras, ancien Professeur à l'Université Paris-Diderot, du langage incisif et imagé d'Alissa Thor qui nous touche autant qu'il nous émerveille.

« Un poème est cette affaire extravagante dans laquelle ce que nous sentons est configuré par ce que nous pouvons en dire, plus, dans laquelle les conditions de la langue de l’expérience du sujet sont les conditions de l’expérience du sujet de la langue. Et, là, si réussite, parfaite et durable. Le poème est donc philologue – amant de l’amour en mots. » Martin Rueff, extrait de « Quelques longueurs d’avance », Marché des lettres (journal du Marché de la Poésie de Paris), numéro 18, été 2017.

 

Cette citation, pour introduire le recueil d’Alissa Thor, pour dire comment il nous touche. D’abord, parce que ça parle, ça parle même d’amour, d’être ensemble ou de ne l’être pas, parfois dans une confidence exclusivement privée qui en évoque les moments : plaisir du maintenant, où les corps sont présents – l’un qui appuie « sur moi jusqu’aux oreilles« , l’autre qui s’abandonne. Étreinte dite sans détours comme dans les premiers vers du poème Tout à trac :

 

Je laisse

Mon corps

Défiler

Entre tes mains

 

Manque de l’autre après son passage, qui induit dans le poème intitulé À la minute suivante une curieuse inversion : ce ne sont pas les gros morceaux de pain de ses baisers qui se plantent au fond de ma gorge, mais l’air avalé de travers la minute suivante. Mais aussi saveur de l’après comme dans Replis qui ouvre le recueil ; dans ce dernier cas le vers s’allonge, prend une forme d’épaisseur, comme dans le dernier :

 

Je ne vais plus me lever de ton absence.

 

Le lieu du repli où se blottit le sujet dans l’absence de l’autre a son répondant dans une construction hors langue, la frêle préposition « de » assure l’enroulement : on pense à certaines ellipses du français parlé en Afrique francophone : « je suis venu vous absenter » pour dire « je suis venu, vous étiez absent ». En fait ce recueil intitulé Les heures de battement – qui sont celles situées entre les maintenant des corps, d’un répit sans détente, mais aussi celles où le cœur bat – paraît donner plus de place au temps d’après, des états intermédiaires ou futurs : ceux de la pensée, du vœu, des insécurités : gagner du temps, tenir la distance, un, le jour où, bien après. Dans ce dernier poème, revenant sur ce qui est arrivé l’autre jour, la locutrice affirme « me croirez-vous ? / Je ne me suis pas effondrée« . Si la fonction du poème est souvent d’aider celui ou celle qui l’écrit à tenir debout, l’originalité des poèmes d’Alissa Thor est qu’ils incarnent cette fonction dans leur structure et leur allure.

 

D’abord par leur format vertical. Le recueil comprend une cinquantaine de poèmes brefs, entre 4 et 18 vers (beaucoup de moins de 10 vers), en vers courts (parfois un seul mot), presque toujours disposés sous forme de colonne. Cette économie qui met en valeur le mot isolé dans l’espace de la page est devenue un poncif d’une certaine écriture « ni vers ni prose ». Mais Alissa Thor en évite un autre – l’énumération, la liste nominale, et même la répétition en général– en gardant l’importance de la phrase. Tous ses poèmes offrent de nombreux verbes conjugués qui servent de pivots à la parole : d’où leur consistance, en dépit de leur minceur. Consistance également assurée par les métaphores : la plupart des poèmes dévident une métaphore originale, parfois appuyée sur une métonymie, qui prend pour comparants de conduites amoureuses des objets concrets : un rideau fronçant sur la tringle d’une fenêtre, une ceinture qui se déboucle, un tamis secoué, un chiffon de ménage, un seau à sable, un herbier, un bonbon dans son papier sulfurisé. Le prosaïsme de ces objets fabriqués renvoie à une image du monde où ne tiennent aucune place ni la nature (comme dans la tradition lyrique) ni l’espace urbain (tellement exploité aujourd’hui dans la littérature), ni même le monde extérieur dont l’auteure se protège, où le « je » se souvient seulement des gestes liés aux usages de ces objets. En fin de compte n’existent dans ces poèmes que des corps, avec la peau qui abrite l’os (sans la médiation classique du regard et de la voix désirables), et des objets (sans la médiation non moins classique du cadeau ou des bibelots favoris) qui ont en commun d’être éprouvés par la main, comme il en est des mots qui les habitent : glisser des mots de papier, d’amour…

 

Ce qui fait tenir droit le poème c’est aussi l’usage réitéré de la locution idiomatique, dans les titres et dans le corps même des poèmes : tout à trac, remue-ménage, à point nommé, tenir la distance, un os… à ronger, le cœur sur la main, faire une embardée, manquer d’aplomb, le plus clair de mon temps, châteaux de sable, au propre, jouer à saute-mouton, il n’y a pas à dire, au bout du compte, à bâtons rompus, faire la pluie et le beau temps, en faire tout un foin, le cœur sur la main, au train où vont les choses, gagner du temps, ligne de vie.

 

La locution offre une autre ressource au poète : le jeu de mots, qu’elle favorise par sa polysémie, par le jeu entre le sens littéral spécialisé et le sens figuré – manquer d’aplomb, le cœur sur la main, le goût du jour, jouer des tours – et plus généralement par les voies obliques du sens. J’aime particulièrement Le bon temps :

 

Avec ta bouche

Sur la mienne

 

Tu me ramènes

Au goût

 

Du jour

 

Elle peut aussi inviter à des créations de langue : inventer un féminin (la forme adverbiale en creux devenant en creuse) ou une forme phonétiquement proche (laisser aller devient lassée aller). On se souvient de l’intérêt que Freud accordait à la locution. Il avait noté dans les rêves et les mots d’esprit l’insistance des locutions usuelles, de certaines collocations, présentes soit réellement dans le récit de rêve ou l’histoire drôle, soit virtuellement, en arrière du texte, pouvant être reconstruites à partir de leurs débris.

 

Une dernière remarque : le chant n’existe pas dans ces poèmes – pas de mélodie, pas de figures sonores – sans que cette constatation n’altère en aucune façon l’émotion que je trouve à les lire. J’aurais tendance à penser que ce qui fait leur force vient de l’emploi ludique des locutions, dont l’aspect anonyme ajouté à la condensation du vers contraste avec l’allure adressée de tous les textes de ce recueil et avec la violence des affects qu’elles contribuent à maintenir, non sans légèreté.

 

Morceaux choisis du texte de Michel Sandras, ancien Professeur de Lettres de l’Université Paris-Diderot, publié intégralement dans la Revue Paysages écrits.

 

Les heures de battement, poèmes d’Alissa Thor, Éditions de l’Aigrette – Maison de la Poésie de la Drôme (2017)

Séance de signatures et rencontre avec Alissa Thor au Marché de la poésie (place Saint-Sulpice, Paris 6e), le samedi 9 juin à 16h (stand 425-427)


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Revue Bancal - Auteur

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