Danse // « Playlist », regards croisés
16/09/2019
Les 20 et 21 juin derniers au CND de Pantin Wagner Schwartz & Lorenzo De Angelis présentaient leur performance-installation "Playlist". Composée de trente-deux titres et autant de scènes-tableaux et accompagnée d'une déambulation poétique sous forme de feuillet distribué à l’entrée, cette étonnante proposition convoque pendant deux heures trente à la fois musique, mouvement, esthétique et littérature. Sur la scène, un livre, "J’ai tout" est présent durant tout le spectacle. Son auteur, Thierry Illouz a accepté de répondre à notre invitation.
Avez-vous eu l’occasion de discuter avec Wagner de la création de Playlist ?
T : Oui, mais après coup, il m’a alors expliqué que mon livre J’ai tout avait eu une place importante dans l’origine de leur travail, ensuite ils sont allés sur leur territoire mais je crois que le livre a été une sorte de déclencheur.
Il était d’ailleurs présent sur scène durant tout le spectacle.
T : Oui, ce qui était très fort pour moi.
Vous avez retrouvé des endroits de résonances, des points de rencontres entre la proposition de Wagner et Lorenzo et votre livre ?
T : Oui notamment dans le personnage et ses mouvements, le personnage de mon livre se bat contre une sorte d’ennemi intime on va dire, et il se déplace comme un boxeur. J’ai retrouvé à l’intérieur de Playlist ce mouvement. Ce qui est intéressant, c’est que sans être une adaptation du livre je comprends que ce type d’images, qui sont à la fois des images physiques et psychiques, ait pu être à l’origine de la création. Je vois en tout cas dans ce spectacle quelque chose qui peut avoir à faire avec cet imaginaire-là, ce combat-là. Je suis assez admiratif de leur travail et très touché par le lien qu’il y a entre leur pièce et mon livre. Ce n’est pas une traduction ou une adaptation mais je perçois bien le lien entre mon texte et leur recherche.
Vous pouvez nous en dire un peu plus sur ce texte ?
T : C’est mon premier texte pour le théâtre. Il a été joué à plusieurs reprises, par Charles Berling à Avignon dans le cadre des textes nus, ensuite cela a donné lieu à des représentations théâtrales au Rond-point avec Jean Damien Barbin puis au théâtre de Belleville par Christophe Laparra, il a même été joué à Sao Paulo par Pedro Vieira, C’est un texte qui circule.
C’est un texte dans lequel, on trouve une sorte de dépossession du personnage qui lutte contre un grand reproche permanent, celui de ne pas être conforme, de ne pas répondre aux exigences sociales, y compris aux exigences affectives, c’est ce combat-là que je retrouve dans Playlist. Je vois aussi beaucoup d’autres choses dans le spectacle de Wagner et Lorenzo mais je comprends bien la question du lien avec mon texte, comme des points de contact.
Il y a aussi la question du double que l’on retrouve et dans votre livre et dans Playlist
T : Complètement, et c’est vrai que mon personnage est une forme de reflet du personnage contre lequel il se bat. C’est peut-être ça cette double figure que l’on trouve dans Playlist. Comment l’autre interagit et nous révèle.
Une lecture qui prend sens quand on la met en regard avec l’histoire des deux chorégraphes (voir l’article de libération) qui ont monté leur spectacle après avoir été violentés à cause de leur création…
T : Oui, on voit bien comment ça questionne cette adversité-là. On retrouve bien dans Playlist cette histoire du combat, l’idée de ne pas se laisser abattre par ce reproche qui n’a pas de sens. C’est vrai que mon personnage est aux prises avec ses questions et je pense que dans leur travail, Lorenzo et Wagner, en tout cas dans leur effort, compte tenu de ce qu’ils ont traversé, mettent en scène, de façon très émouvante d’ailleurs, cette façon de se tenir debout. Et dans la danse c’est encore plus fort, c’est se tenir en face, c’est vraiment faire face au sens littéral du terme. Ce couple-là, je le trouve plein de sens, plein de profondeur, et de questionnements et ça me touche vraiment car c’est aussi à ma façon ce que je cherche.
On entend-voit aussi l’écho dans le rapport à la musique, parce que clairement dans Playlist la musique occupe une place très importante. Elle est également présente dans votre livre, votre personnage dit d’ailleurs « je veux des musiques qui apaisent et qui soulagent »…
T : Cette question de la musique dans Playlist me parle beaucoup, parce que ce n’est pas une musique gratuite, c’est une musique accrochée à la vie, une musique autour de nos vies. La musique c’est aussi comme une protection et on sent qu’il y a quelque chose d’urgent, d’interstitiel, de profond. On sent à quel point il s’agit de moments importants pour les personnages, de choses importantes même dans le caractère le plus humble de leur position, dans la passivité la plus totale, il se joue quelque chose du quotidien au plus profond et cela est très touchant. C’est vrai que cette phrase « des musiques qui apaisent et qui soulagent » fait totalement écho à ce que j’ai vu sur scène.
Il y a d’autres points d’écho, notamment dans le rapport à la souffrance, votre texte ne parle que de ça, de la souffrance et de comment la surpasser.
T : Il y a dans le livre un passage où mon personnage dit « la souffrance c’est là où j’habite », c’est-à-dire qu’il y a un moment où la souffrance est tellement en nous pour de multiples raisons qu’il faut trouver une posture, pour faire face, se relever, encore une fois ce sont des termes qui relèvent du corps et du coup ça m’intéresse – même si c’est de façon très lointaine – que ces problématiques soient associées à un spectacle où la question de la posture est aussi présente.
Dans votre texte, on sent aussi que la question du mouvement a été pensée, ça ne paraît donc finalement pas étonnant que des chorégraphes s’en soient emparés.
T : Complètement, la question du corps, du corps qui est en face, est très présente dans le livre parce que ce personnage, le corps, c’est tout ce qu’il a. Le corps est à la fois le réceptacle, l’instrument, l’arme, il est traversé par les questionnements, les reproches, les affrontements, les passions du personnage. Il y aussi le thème très fort de la passion dans Playlist. C’est un spectacle qui questionne ce que c’est que deux personnes en interaction, qu’est-ce qui se passe entre eux, en quoi leur image est le siège d’une projection. Je trouve ça très beau que la danse parle de ces questions-là.
Il y a le thème du déshabillage qui revient, au fur et à mesure du texte votre personnage se déshabille, on retrouve ça aussi dans Playlist.
T : Absolument. Qu’est-ce que c’est qu’être nu ? Dans Playlist, le déshabillage – on le voit littéralement – fait effectivement écho au déshabillage présent dans J’ai tout. C’est quelque chose qui est riche d’un point de vue sémantique le déshabillage, c’est le dévoilement et en même temps la fragilité. Et en danse c’est passionnant parce que c’est le corps soumis au regard et la nudité. Cette fragilité-là, c’est d’une certaine manière là où le regard est le plus prégnant sur l’individu. Mon personnage en tout cas est très sensible au regard parce que chez lui le regard c’est le reproche. Dans sa nudité, il devient de plus en plus fragile, plus exposé.
Ce que j’admire aussi beaucoup dans le travail de Lorenzo et Wagner, c’est ce qui n’est pas dit, c’est aussi une des forces de la danse, c’est que ce qui n’est pas dit est plus grand que ce qui est dit. C’est un peu ça dans le feuillet qui accompagne la pièce, il y a des blancs et ce qui n’est pas dit est quelque chose qui englobe ce qui est dit. Et dans un spectacle de danse il y a vraiment cette idée que quelque chose est dit au-delà de ce qui est là. On est obligé en tant que spectateur tout le temps de se demander, mais quelle est l’histoire ? L’histoire est toujours plus grande que la littéralité de l’image. Ça va au-delà de ce que l’on voit, on reconstruit, on reconstitue ce qui est donné à voir. En tout cas dans ma façon d’écrire, ce que je veux c’est qu’il y ait autre chose que la trame littérale du personnage, il y a tout ce qui se cache derrière : ce que c’est qu’un échec, un désaveu social, public, ce que c’est qu’une dépossession etc. Dans mon personnage il y a quelque chose qui j’espère va plus loin que le littéral.
Et votre pièce actuellement elle tourne toujours ?
Oui, elle tourne toujours et ça me fait très plaisir parce que ce texte a été joué de mille manières, il a été joué par une femme, par des hommes, en France et à l’étranger. J’adore l’idée que tout le monde puisse s’en emparer, que quelque part ce soit l’origine d’une création, ça me plaît beaucoup, c’est le sens du théâtre de circuler d’interprète à interprète, de spectateur à spectateur…
Et vous, ça vous fait quoi de voir justement les différentes interprétations qui sont faites de cette pièce que vous avez écrite ?
T : Je n’ai pas de difficultés avec l’idée que les gens puissent en faire ce qu’ils veulent. Je me dis que le texte est là, il ne changera pas de nature, enfin j’espère que chacun en aura une lecture ; bien sûr quand je vois une nouvelle lecture, une nouvelle interprétation, j’ai toujours un peu peur quand même, qu’il y ait des contresens, mais ça fait partie de ce que j’attends aussi, que les gens s’en emparent, que les gens le portent. J’écris du théâtre, j’écris des chansons, j’écris des choses qui sont faites pour être interprétées parce que c’est l’écho. Et je pense que la chance du théâtre c’est l’écho, ce n’est pas pour rien que c’est la voix qui le porte. C’est cette répétition, cette circulation qui fait vivre le texte.
Et pas seulement l’écho de la voix puisqu’avec Playlist c’est aussi beaucoup le corps…
T : Et là c’est magnifique, même si encore une fois ce n’est pas une adaptation mais ça me touche énormément parce que c’est ce que j’attends. C’est-à-dire que quelque chose se déplie à partir de ce qu’on a écrit, quelque chose que chacun exprime avec son propre système de représentation. Lorenzo et Wagner sont dans la maîtrise d’un art, d’un système de représentation que je trouve remarquable. Ils ont créé une construction bouleversante avec des moments d’immobilité et de mouvements. Des mouvements qui me fascinent, leur danse me fascine. Je suis vraiment très heureux que mon texte ait pu avoir une lecture, un agrandissement de cet ordre, c’est très fort parce que d’une certaine manière un texte de théâtre, ou un texte tout court, c’est quelque chose qui n’est pas fini, qui se finit par l’acteur, par l’interprète et par le lecteur. Et j’adore cette idée de la dépossession, qu’on prenne cette chose et que chacun dise ce que ça lui fait. Quand je vais au théâtre, la question centrale c’est celle-ci, qu’est-ce que ça me fait ? C’est assez bouleversant que quelque chose qui vienne d’ailleurs nous touche intimement, profondément.
Quand vous écrivez, c’est toujours avec cette idée d’être représenté, réinterprété ?
T : J’écris aussi des romans et là c’est un peu différent. Le roman c’est quelque chose qui à avoir avec une sorte de retraite intérieure, de silence. Le théâtre c’est la voix, bien sûr qu’il y a un lien mais on n’est pas au même endroit. La parole c’est quelque chose qui me fascine. Être représenté littéralement sur scène c’est quand même un vertige qui n’est comparable à rien, c’est comme si on entendait le lecteur aussi dire le texte, je trouve ça magnifique, comme la chanson, je suis très sensible à ça. Pour moi la chanson c’est un lien très important dans la vie, c’est ce qui structure le temps, c’est quelque chose qui a à voir avec des émotions, avec des moments, une chronologie, une histoire, c’est lié aux gens, aux lieux. C’est pour ça que Playlist me plaît. Le danseur c’est comme une sorte d’interprète absolu parce que justement il n’a pas besoin de se raccrocher au texte. J’adore la danse depuis toujours, j’ai eu l’occasion d’écrire un texte pour le chorégraphe Daniel Larrieu et j’ai trouvé magnifique de voir que quelque chose de l’ordre de la traduction par la danse est possible. C’est pour ça que je suis ravi que mon travail soit associé à quelque chose d’aussi fort. Playlist est un spectacle très puissant. Je suis encore habité par ces images.
Il y a de véritables tableaux dans Playlist, c’est intéressant de découvrir que c’est une création qui a été inspirée par une pièce de théâtre. C’est un art très complet, il y a la danse, le texte, le théâtre et aussi le côté pictural avec ces tableaux très esthétiques
T : Absolument, Ils traversent quelque chose de très large. Lorenzo et Wagner visitent à la fois le mouvement, le geste, la danse et l’immobilité. Ils ne font pas cela qu’à moitié. Il y a une vision à chaque fois profonde et radicale. Ces moments qui sont figés, immobiles, arrêtés m’intéressent aussi beaucoup et il y a une telle virtuosité dans tous ces gestes.
Propos recueillis par Marie
Playlist, conception et performance de Wagner Schwartz et Lorenzo De Angelis, conseillère artistique Elisabete Finger
J’ai tout, roman de Thierry Illouz,Editions Buchet Chastel (2004)
Crédit photo: Illanit Illouz
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