Photographie // Exils intra-muros, et si c’était vous ?

Le photographe Marc Melki, révolté par le nombre grandissant de sans-abris dans les rues de Paris, décide dès 2014 d'inviter des personnalités à poser allongées sur le sol, munies de cartons et de couvertures. Plus d'une centaine d'acteurs, écrivains, politiques, élus, ont répondu à l'appel du photographe qui décrit son action comme une urgence de fraternité, comme une lettre ouverte aux élus, au gouvernement, au président de la République, pour que la lutte contre l’extrême pauvreté apparaisse enfin comme une grande cause nationale. Marc Melki a accepté de répondre à quelques questions sur son travail et son engagement.
(Sur la photo, Sara Giraudeau, comédienne, © Marc Melki )

Pour sa série photographique Et si c’était vous ?, Marc Melki a convié des personnes connues à se mettre dans la peau d’un ou d’une sans-abri, à s’allonger sur le sol et à éprouver le temps d’une séance photo tout ce que cette mise en scène en conditions réelles implique : le froid, l’humidité, les bruits, les odeurs, le sentiment de vulnérabilité, l’indifférence des passants jusqu’à la sensation de ne plus exister.

 

Pourquoi ces photographies dérangent-elles autant ? Parce qu’évidemment, elles montrent des célébrités dans un décor et dans un rôle inhabituels. Mais aussi et surtout parce qu’elles donnent à voir des scènes familières auxquelles nous sommes confrontés quotidiennement – des sans-abris dormant dans la rue – avec une différence de taille : les visages sont connus, ils sont propres, frais, reposés. Cette étrangeté attire notre attention, finalement bien plus que les images réelles de sans-abris anonymes.

 

La fiction plus efficace que le réel ? C’est quand on réalise qu’on a besoin de cet artifice pour réveiller notre colère que le malaise s’installe. La honte également, celle de s’être si bien habitués à ce scandale humanitaire qu’on y est devenus insensibles. Pari réussi donc pour le photographe qui met en lumière l’engourdissement de notre empathie et la passivité des pouvoirs publics.

 

Marc Melki assemble en diptyque la photo d’une personnalité et celle de sans-abris, renforçant ce contraste entre fiction et réalité. Ce tête-à-tête artificiel donne l’illusion d’un dialogue silencieux entre « l’acteur » et le sujet réel. A l’issue de la séance photo, les personnalités ont été invitées à transcrire une partie de ce dialogue en posant des mots sur leur courte expérience de la rue et sur leur propre indignation.

 

« Colère. Des corps d’hommes, de femmes et d’enfants sont à nos pieds. Amas de vie, de sacs, de couvertures trempées. Souffle bas, sur l’asphalte. Enfants endormis, à ras de terre, sur des matelas de carton. Colère. Dans nos villes de lumière, il y a un peuple de silhouettes recroquevillées, fatiguées par la vie, la pluie, l’oubli. Colère. Avons-nous oublié ce que c’est que la colère ? » Laurent Gaudé, écrivain, Paris 5e, boulevard Saint-Germain, le 18 décembre 2014

 

« Dormir est aussi vital que boire et manger. Dormir c’est se mettre en danger. Fermer les yeux c’est devenir une proie, retourner à la condition animale. Mon corps, lui, dort, pas mon esprit. Je vois à travers mes paupières, je vois les gens marcher, je vois leur visage malgré mes paupières baissées. Je suis une proie facile, je suis dans une jungle où l’Homme est retourné à l’état animal. Dormir, dormir, dormir, me rassurer que je ne risque rien, car je ne suis rien, que les passants m’inconsidèrent ou plutôt me considèrent comme du mobilier urbain obsolète. Une poubelle fermée à clef, un banc cassé ou une bouche d’égout bouchée. Me rassurer que je ne suis rien, que je ne risque rien. » Cédric Herrou, agriculteur, Paris 15e, le 1er juin 2018

 

Pouvez-vous présenter votre action photographique Exils intra-muros / Et si c’était vous ? ?

En 2012, Exils intra-muros est un objet. L’objet d’un mail d’alerte envoyé à mes contacts presse. À ce moment-là, à Paris, des familles, Roms pour la plupart (mais qu’importe), vivent et dorment dans la rue. La Mairie de Paris paraît débordée, l’Etat aux abonnés absents. Dans les faits, aucune prise en charge concrète, des mini-campements s’installent ici ou là, une saison puis deux… Les enfants ne sont pas scolarisés, s’abritent avec leurs parents dans des cabines téléphoniques qui font office de chambres… 140 000 sans-abris sont recensés en France, 20 000 vivent dans des bidonvilles, 5000 en situation de rue chaque soir, rien qu’à Paris, dont 500 enfants. Un cauchemar républicain. Le triptyque « égalité, liberté, fraternité » est terriblement mis à mal. C’est une faillite morale, sociétale, sanitaire et économique. Durant ces deux longues années, je continue à photographier, à publier dans la presse et sur les réseaux sociaux, à témoigner quotidiennement de l’insupportable, de l’indifférence. Les vagues migratoires se succèdent, l’extrême pauvreté est palpable à tous les coins de rue. A bout de souffle, usé par la répétition des mêmes images de détresse dans la ville ou à ses portes, je travaille sur ma colère et passe à l’action en juin 2014. Je décide d’inverser les rôles. Et si c’était nous un jour, qui nous retrouvions à la rue, désœuvrés, en fuite ou persécutés ? Pour sensibiliser l’opinion et les pouvoirs publics, des personnalités (plus de 100 aujourd’hui !) ont accepté d’expérimenter ce sentiment d’invisibilité qui touche tous les sans-abris : migrants intra ou extra-communautaires qui ont fui la guerre, les discriminations ou la misère, comme ceux qui ici trébuchent et se retrouvent à la rue. Elles prennent la pose et la parole. Je fabrique des remakes photographiques à partir des images de reportages que j’ai moi-même réalisées. Pour ces portraits, besoin d’aucun maquillage ni de « dress code », juste quelques cartons et des vieilles couvertures. Une photographie accompagnée d’un texte écrit par le sujet photographié, toujours porteur du même message : « Nous demandons un hébergement digne pour toutes les personnes sans abri, maintenant ! »

 

Définiriez-vous votre travail comme une œuvre artistique ou une œuvre politique ?
C’est essentiellement une œuvre politique.

 

Yannick Jadot, député européen, Paris, 20 septembre 2017, © Marc Melki

« Cette année, plus de 40 millions de personnes dans le monde auront été contraintes de se déplacer à cause de catastrophes naturelles. Cinq fois plus que les réfugiés dus aux guerres et aux conflits. Ouragans, inondations, sécheresses… le dérèglement climatique va faire exploser les compteurs dans les décennies à venir : plusieurs centaines de millions de personnes devront fuir des zones devenues temporairement ou pour longtemps inhabitables. Comme toujours, ce sont les plus fragiles et les plus pauvres d’entre nous qui en sont les premières victimes […] »

 

Ces visages et corps célèbres allongés sur le bitume, dans la peau de sans-abris : quel effet souhaitez-vous produire chez le spectateur ?
Un sursaut de révolte, de colère, d’empathie, de solidarité qui amènerait vers l’action politique.

 

Pierre Arditi, comédien, Paris, 15 mai 2017, © Marc Melki

« La peur de perdre ce que l’on a nous empêche d’atteindre ce que l’on est. »

 

En quoi la mise en scène de l’extrême pauvreté peut-elle être plus puissante que la réalité, plus à même de susciter notre indignation ?

Je citerai François Cheval, qui a écrit sur mon action (à lire ici)

 

« L’exhibition de nos stigmates, telle pourrait être le principe même du travail photographique de Marc Melki. Une suite de diptyques confrontent l’image réelle de l’exclusion à une séance fictionnelle. Cependant, le faux ne s’oppose pas au vrai. S’il recourt à la mise en scène, le photographe s’y résout contraint. Le réel ne suffit plus, le document ayant failli, peu importe les causes, on se méfie des images. » François Cheval, commissaire d’exposition, directeur artistique Résidence photographique BMW

 

Anna Mouglalis, comédienne, Paris, juin 2019, © Marc Melki

« Quand on n’est plus regardé, on n’existe plus… Tous ces gens qui sont à la rue et que les regards évitent, c’est déjà une façon de les tuer. » 

 

A-t-il été difficile de convaincre les personnalités de participer à votre projet ?
Non, globalement cela a été facile, quelques refus cependant comme celui (magnifique) de Denis Podalydès que j’ai repris dans mon livre.

 

« Bonjour Marc, J’ai pris le temps de regarder votre travail photographique et je suis très touché par la force et la beauté de vos images. La série sur les Roms dans la rue est d’une telle qualité qu’il est du coup pour moi difficile de regarder ensuite la série avec les personnalités. Je regrette qu’on ait besoin de placer untel ou untel à la place des gens dans la rue pour nous sensibiliser à cette situation. Je ne reçois pas bien non plus le slogan “Et si c’était vous ?” même s’il est naturel et spontané. J’aime cette phrase disant “Je vote pour les autres”. C’est-à-dire que je n’ai pas forcément besoin de m’imaginer moi-même dans une telle situation pour agir contre. Vos photographies pour cette campagne sont très belles et efficaces (j’aime beaucoup celle de Samir) et n’auraient peut-être pas besoin d’une telle interpellation. Enfin, tout ça pour vous dire que j’aimerais pouvoir soutenir votre travail autrement qu’en figurant moi-même parmi les faux échoués. […] » Denis Podalydès, comédien, 25 novembre 2016

 

Comment a été accueilli votre travail par le grand public, par les autorités ?
Par le grand public, l’accueil a souvent été très positif, parfois avec quelques réserves, certains trouvant déplacée cette mise en scène … Par la Ville de Paris, assez contrasté, mais globalement positif, avec même d’importants soutiens : comme par exemple, une exposition à la Mairie du 18e en 2017, la participation à une Nuit de la solidarité.
Mais de la part du gouvernement, silence radio ! Sous Hollande comme sous Macron.

 

Amélie Nothomb, écrivaine, Paris, 24 janvier 2018, © Marc Melki

« De 2010 à 2017, j’ai connu un sans-logis qui, s’il n’avait pas de domicile, était pourtant fixe: il ne quittait pas la bouche de métro de ma rue parisienne. La chaleur qui en émanait lui permettait de survivre. Il s’agissait d’un homme d’un âge indéterminable et d’une classe folle. Ce prince du trottoir était toujours joyeux, poli et aimable. Si on lui donnait autre chose qu’une cigarette, il refusait avec hauteur. Il parlait un curieux sabir, mixte de plusieurs langues européennes à consonances latines. Pour cette raison, je le baptisai intimement Penitenziagite, d’après l’éructation récurrente d’un personnage du Nom de la rose atteint de la même particularité. Chaque fois que nous nous croisions, nous nous saluions cérémonieusement. Quand il avait bu, Penitenziagite m’adressait des harangues allègres dans son langage. Comme je regrettais de ne pas comprendre ! […] »

 

Quelles ont été les réactions des personnes concernées par l’extrême pauvreté ?
Bon accueil en général. Elles préfèrent bien sûr voir des remakes, des relais avec des photos de personnalités, que de se voir elle-même à la rue. Normal.

 

Yolande Moreau, actrice, Paris, 4 octobre 2016, © Marc Melki

 

Comment souhaitez-vous prolonger votre action ?
L’idéal serait qu’après la collaboration de l’association Aurore grâce à Eric Pliez ou de Droits d’urgence avec Jérôme Giusti, des éditions Actes Sud, ou du Conseil économique, social et environnemental entre autres, une structure puisse à nouveau m’aider à développer cette action, afin d’en faire une campagne d’affichage ou un nouveau livre, et surtout d’apporter un soutien direct et concret aux personnes sans abri. Un accompagnement vers un hébergement, puis un logement.

 

Propos recueillis par Céline

 

Exils intra-muros / Et si c’était vous ? Site web

Exils intra-muros / Et si c’était vous ?, ouvrage collectif, photographies de Marc Melki, Editions Actes Sud (novembre 2017), l’ensemble des bénéfices de ce livre sont reversés à l’association Droits d’urgence.

Compte Instagram : @exilsintremuros

 


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Revue Bancal - Auteur

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