Musique // Les mots de Damasio, les notes de Péchin

Octobre 2021, au Trianon. « Entrer dans la couleur » est un concert de rock-fiction "poéthique" porté par un duo hors norme : textes clamés par Alain Damasio issus de son roman « Les furtifs » et accompagnés par le grand guitariste Yan Péchin. Une soirée en apesanteur qui s'est terminée avec le discours écrit par Alain Damasio pour rendre hommage à la carrière de Yan Péchin, fraîchement nommé Chevalier des Arts et des Lettres. Un texte inédit écrit par l'auteur culte de la science-fiction française, dont il nous a fait cadeau et a nous fait l'honneur d'accepter sa reproduction ici.

Yan Péchin, trente-cinq ans de carrière, musicien-clé d’Alain Bashung, qui a accompagné aussi bien Rachid Taha, que Brigitte Fontaine, Thiéfaine, Tricky, Miossec ou Higelin…

 

Alain Damasio, l’auteur culte de la SF française, triple détenteur du Grand prix de l’imaginaire, dont ses deux romans phares, La horde du contrevent et Les furtifs, sont une ode à l’écriture poétique, politique, révolutionnaire au service du vivant et de l’humain.

 

A l’issue de cet incroyable spectacle au Trianon, entre concert, slam et manifeste, porté par deux artistes incandescents, il y a eu la lecture par Alain Damasio de son texte hommage à Yan Péchin que nous reproduisons ici avec son autorisation.

 

 

« Il n’y a pas de lendemains qui chantent

Il n’y a que des aujourd’hui qui bruissent. »

 

 

Pour le Chevalier des Arts et des Lettres, Yan Péchin

Discours d’Alain Damasio

 

Messeigneurs et Altesses,

 

Il semblerait que le sieur Yan Péchin, ici présent mais dont les absences sont parfois légendaires, ait été nommé, le 12 mai 2021, au grade de Chevalier des Arts et des Lettres, excusez du peu.

 

Il l’a donc été, nommé, par Roselyne Bachelot-Narquin – je précise le nom d’appoint, non pour être narquois ou taquin ni pour bâcher mais parce que Roselyne est peut-être la seule des trois Ministres de la Culture dont nous a généreusement doté le Président Macron, qui ait eu la volonté, disons la velléité un chouillat soutenue, de faire autre chose que rien pour les créateurs et artistes de ce pays. Il faut dire qu’en régime néolibéral, on cherche surtout à cultiver du trèfle, de l’oseille et du blé, dans de grands champs carrés. Godard disait que les Américains conçoivent la culture plutôt au sens d’agriculture, on les a bien rejoints et ceux qui tentent un peu autre chose que le divertissement lucratif en sont réduits à collecter leurs épluchures dans un bac à compost en espérant un jour y faire pousser, de ce terreau intime et créatif, le chef d’œuvre que personne n’attendait.

 

Mais revenons à Yan Péchin et cessons la perfidie facile.

Parce que parfois, au milieu des listes chevaleresques et au cœur même de la macronnerie affligeante, on honore des petits gars aux longs cheveux qui le méritent. Qui mérite quoi ? Qu’est-ce qu’il a fait pour être là, le Péchin avec ses comportements cavaliers, son existence dégondée et son romantisme chevelu ?

 

En quoi fait-il partie « des personnes qui se sont distinguées par leur création dans le domaine artistique ou littéraire ou par la contribution qu’elles ont apportée au rayonnement des arts et des lettres en France et dans le monde » comme l’énonce le Bulletin Officiel ?

 

Il est vrai que le Chevalier ici distingué présente à peine 35 ans de carrière. Que la discographie ma foi très éclectique où il figure et joue, compose et parfois réalise couvre la modeste bagatelle de 77 albums dont on citera notamment le très récent et très puissant Terre neuve de Brigitte Fontaine.

 

Qu’il ait débuté aux côtés de Jil Caplan, Buzy ou Carole Laure au début des années 90, puis travaillé avec des musiciens de raï et d’une belle variété de musiques africaines telles que Cheikha Remitti, Meiway, Zahouania, Bilal, Goeffrey Oryema, Sahraoui pourrait, certes, constituer une preuve de rayonnement en France et dans le monde. Admettons.

 

Qu’il ait ensuite ou parallèlement accompagné sur scène une petite pléiade de stars – disons Alain Bashung pendant dix ans, l’explosive Brigitte Fontaine, le fantasque Jacques Higelin, le rocker de Casbah Rachid Taha, qu’on le retrouve aux côtés d’Hubert-Felix Thiéfaine, Jane Birkin, Thomas Fersen, Dick Annegarn, Lou, Link Wray, Sapho, Tricky, Nilda Fernandez, Garland Jeffreys, Miossec, Sylvie Vartan, Chris Spedding, Raphaël ou Marianne Faithfull – oui, bien sûr – tout cela peut contribuer, à la marge, au sentiment d’une présence créative louable dans les hautes sphères du rock.

 

Certains ajouteront pour étayer sa nomination que si l’on connaît bien le musicien, on oublie parfois qu’il s’avère aussi un grand compositeur. Ils insisteront sur le fait qu’il a composé sept bandes originales pour le cinéma, notamment Mors-les pour Keevern et Delepine et a joué en tout sur une cinquantaine de musiques de films.

 

Tout cela est-il suffisant pour le voir monter sur un destrier noir et feu, en pantalon de cuir et chemise éternellement noirs ? Et bien, je vais vous donner mon avis : je le crois.

 

Yan Péchin, à mes yeux, à mes oreilles, est bien plus qu’un musicien, bien plus qu’un sidekick des meilleurs. Ce qu’il apporte, à l’histoire du rock français, du rock tout court, est un refus profond de la répétition, de la routine, du calibré, de l’itéré. Son champ d’élection, c’est l’inouï. A chaque concert, il se tient au plus près de cette zone où quelque chose d’inattendu, d’inentendu, va pouvoir émerger, et il y plonge, pleine lave, et il en ressort les doigts brûlés de nappes et de notes, pour nous faire entendre ce qui est passé, ce qui s’est passé à travers lui.

 

On dit souvent des grands guitaristes qu’ils font corps avec leur instrument. Pour Yan, c’est un peu plus que ça. C’est son corps, son corps tout entier qui est devenu une guitare.

 

Le jour où il mourra, où on l’étalera sur une table de dissection pour mieux comprendre, pour enfin savoir comment ce qu’il fait était possible, on verra qu’il n’était pas constitué comme nous de nerfs, de tendons, de fascias, de fibres et de muscles mais seulement… de cordes.

 

La nature lui a donné une forme humanoïde mais quand vous vous tenez près de lui sur une plage ventée, vous entendez tout son corps qui frissonne, tous ses nerfs qui vibrent, toutes ses fibres qui entrent secrètement en résonance et sont déjà en train de jouer. Chaque sensation qui se fait jour et chaque émotion qui le parcourt possèdent en lui sa correspondance vibratoire. Et quand il joue en live, si vous le regardez bien, vous le verrez soudain devenir flou tant son corps tremble.

 

Yan, il est la guitare à six cordes qui t’empoigne pour t’accorder à son humeur quand tu n’as plus de muscles – juste des nerfs tendus à un tirant, qui les casse. Yan, il est la tête où s’attachent les six cordes et le sillet où il grave ses encoches. Il est les mécanismes qu’il trafique et les vis sans fin qu’il tourne, sans les mains, avec des clés taillées dans ses os. Yan, il est la table d’harmonie en cèdre qui résonne à nos manques, vous êtes le chevalet fixé sur lui, tu es les frettes, je suis le plectre, il est le spectre d’un riff qui le hante et qui passe à travers nous avec la douceur d’un spliff. Il est le manche, dur et traversant, et le truss rod qui le tient droit, encore un instant. Il est la touche de palissandre collé à vous et qui vous regarde, l’iris en feu, quand sa main droite, sur votre gamme, joue à descendre.

 

Il est la chanterelle, que vous cueillez, il est votre bourdon, mi-joyeux, mi-grave.

 

Dans son torse vibrent les cordes de nickel ou de cuivre, les cordes de silicone, les fils de bronze, la corde de fer qui tinte quand il nous pince, les corde faites en boyau puisqu’il nous a donné ses tripes.

 

Parfois, quand Yan joue, nous devenons à notre tour ses cordes, et lui, il est l’âme de la corde, souple et filante, l’âme de soie qui la traverse et qui la structure sous la spire de métal.

 

Avec Yan, il ne fait jamais beau, il pleut des cordes. Avec Yan, vous croyez être sur le ring d’un concert sage et il vous envoie dans les cordes, encore et encore.

 

On sait que les grands artistes sont ceux qui avec les moyens étroits de leur art parviennent à embrasser le spectre total des affects et des sensations humaines.

 

Yan Péchin n’a pour lui que son corps tendu de cordes et rien d’autre. Mais avec ce corps, il est la note la note qui monte, la note qui part, la note qui prie pour qu’elle sorte…

 

Et il reste le sustain, le sustain, Yan, qui le porte.

 

Puisse cette récompense rappeler à tous, Yan Péchin, ce que ta créativité musicale hors norme fait rayonner dans le champ des Arts et des Lettres, puisses-tu être et rester ce chevalier du rock tout en finesse et en fougue, qui tiendra haut sa guitare comme une épée de forge.

 

Alain Damasio, 6 octobre 2021

 

 

 


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Revue Bancal - Auteur

Commentaires


  1. Extrêmement touchant, de plus si l’on connait l’artiste.

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