Le petit monde tricoté de Délit Maille
26/02/2015
Depuis plus de deux ans sur son blog, la plasticienne Delit Maille commente et décrypte l’actualité à travers ses poupées de laine. Ses figurines tricotées - délicates, touchantes, grotesques ou caricaturales - racontent, avec beaucoup d’humour et de décalage, notre société et notre histoire. Délit Maille a accepté de nous parler de son travail et de sa démarche artistique.
Depuis plus de deux ans sur son blog, la plasticienne Delit Maille commente et décrypte l’actualité à travers ses poupées de laine. Ses figurines tricotées – délicates, touchantes, grotesques ou caricaturales – racontent, avec beaucoup d’humour et de décalage, notre société et notre histoire. Délit Maille a accepté de nous parler de son travail et de sa démarche artistique.
Le tricot est une activité traditionnellement dévolue à la mode. Comment vous est venue l’idée de l’utiliser comme support artistique ?
Je ne sais pas. Complètement par hasard. A aucun moment je ne me suis dit : « tiens, je vais faire un truc artistique avec le tricot ». Je voulais raconter des histoires, il me fallait des personnages à animer, je voulais des personnages en 3D qui soient mobiles, souples, articulés, donc une matière textile était parfaite pour cela. Je ne sais pas coudre, le tricot s’est imposé comme une évidence.
J’aime l’idée de partir de rien, juste d’un fil, et de créer la matière, de la structurer, de la modeler, un peu à l’aveugle, avec juste comme guide l’image que j’ai en tête de ce que je veux faire.
Et surtout, le choix de cette technique pose d’emblée un décalage qui sert mon propos.
Vous tricotez l’actualité et notre société sous forme de figurines. Quelles sont les thématiques, les sujets, les personnages qui vous inspirent le plus ?
J’aime l’absurde, ce moment où un infime détail dérape, où on se dit que quelque chose cloche. Ce peut être une parole, une attitude, un positionnement idéologique abscons, une posture exagérément outrée… J’aime quand quelque chose d’anodin grippe la machine et déclenche l’envie de rire.
J’aime aussi me réapproprier les icônes. Einstein, De Niro, Galilée, David Bowie, Woody Allen … J’aime l’idée absurde de posséder une réplique miniature et tendre de ces monstres sacrés, leur donner une dimension en décalage avec l’image écrasante qu’ils véhiculent. Les miniaturiser, c’est en quelque sorte les humaniser.
J’aime tricoter l’actualité, la politique, les grands et petits soubresauts du monde, à l’image d’une comédie humaine où chacun joue un rôle, endosse un costume. Les mettre en scène en miniature renforce ce côté théâtral, parfois surjoué, qui me plaît énormément.
Mais j’aime aussi tricoter les œuvres des grands maîtres, Goya, Picasso, les géants de l’Ile de Pâques, les ouvriers de Lunchatop à Skyscraper… J’aime ressusciter des images figées, leur redonner vie.
Vos figurines sont délicates, pleines de poésie et d’humour. Quelles émotions et quels messages souhaitez-vous transmettre à travers elles ?
Toutes. Toutes les émotions. Ce sont des histoires minuscules que je veux raconter, et les histoires, ça doit pouvoir déclencher toutes les émotions. Les histoires, ça peut être tendre, cynique, idiot, ça peut raconter la colère, le chagrin, l’éblouissement … Je ne fais pas le tri, je raconte comme ça me vient, du truc le plus idiot aux choses importantes où je me fais violence pour raconter des choses qui me touchent plus. Cachée derrière le tricot, je peux de temps en temps raconter des choses plus sérieuses, plus intimes.
Pour le message, je ne sais pas. Je ne suis pas un bon porte-étendard. Les gens ont la liberté de comprendre ce qu’ils veulent bien comprendre (ou ressentir) de ce que je raconte. Je crois que ce que je veux faire, à chaque fois, c’est me placer à distance, regarder les choses sous un angle différent, leur donner un relief bizarre, qui porte à la réflexion ou déclenche l’émotion, n’importe quelle émotion.
Selon vous, qu’apporte le tricot (ou plus largement les travaux d’aiguilles) par rapport à d’autres formes d’expressions artistiques ?
Rien, je crois ! C’est juste une façon de raconter différente, mais à aucun moment il ne faut essayer de mettre ça dans un cadre où les modes d’expression seraient classés, hiérarchisés. Je connais la distance qu’il y a entre ce que je fais et les arts nobles, la sculpture, la peinture, la photo, la littérature, la poésie. Je n’ai pas envie de jouer des coudes pour essayer de me glisser au milieu d’eux. Il ne faut pas pousser non plus. Mais je revendique le droit, avec juste un fil, pas de références, une technique populaire de transmission familiale, d’essayer de raconter mes histoires. Je ne demande pas de label artistique, de caution officielle. Je m’en fiche en fait. Je veux juste raconter et je laisse à d’autres le soin d’essayer de comprendre comment tout ça s’inscrit dans une démarche artistique.
Vos créations textiles, décalées et insolites, qui atterrissent dans les musées : cela vous surprend ? La volonté de détourner, de bousculer les conventions dans le domaine de l’Art fait-elle partie de votre démarche ?
Oui, cela me surprend. Et oui, rien ne m’intéresse plus que de m’inviter là où je n’ai rien à faire a priori. Les musées, les lieux de mémoire, les institutions, les endroits insolites (les rêves que j’ai en tête se passent tous dans des endroits ou des contextes dont je sais que la porte est hermétiquement fermée) . Comme une révolte des gueux ! Je ne suis rien, je n’ai pas d’étiquette officielle, pas de talent particulier, mais j’ai le droit de raconter, de m’immiscer comme une souris dans les endroits les plus incongrus et de faire ce que j’aime faire, quitte à bousculer un peu l’ordonnancement bien réglé et consensuel des lieux.
Par contre, si ça m’amuse, ce n’est pas non plus mon objectif, de rentrer dans les musées. Je n’ai pas d’objectif de toute façon et certainement pas celui-là en priorité. Pour une porte qui s’ouvre, 100 se claquent violemment sur mon nez, et ce n’est pas grave. J’ai aussi entendu des « mais qu’est-ce qu’elle fait là (i.e. dans un musée) , celle-là ». Ca me fait rire, l’idée que du tricot – du tricot quoi ! – puisse faire croire qu’on va déstabiliser quoi que ce soit. Que les gens s’arc-boutent sur leur porte blindée pour que des minuscules gens en laine ne rentrent pas chez eux me fait beaucoup rire. Je n’ai rien demandé à personne, moi. Je raconte mes histoires, on m’invite, je viens, on ne veut pas de moi, je suis déjà partie ailleurs.
Parlez-nous de l’exposition en cours à la Piscine de Roubaix ?
La Wool War One est vraiment un projet particulier. Le Musée de La Piscine de Roubaix organise un cycle d’exposition de 4 ans et demi autour du thème de la guerre et a invité onze artistes issus de disciplines très diverses (des photographes, des peintres, des sculpteurs, des plasticiens …) qui exploreront leur vision de la guerre. Dans ce cadre, on m’a demandé si je souhaitais m’y inscrire, avec ma technique en fil.
Ma première réponse, ça a été non merci. La guerre, la laine, je ne voyais vraiment pas comment ça pouvait se goupiller cette affaire-là. La guerre, c’est de l’acier, de la crasse, du sang, de la boue, des tripes, du bruit, de la fureur. Alors le jersey endroit, là-dedans…
Et puis je suis allée me balader un peu partout sur les lieux de mémoire, dans ces cimetières militaires aux alignements parfaits qui pullulent dans ma région. Je n’y avais jamais mis les pieds, cette guerre (celle de 14) m’était étrangère, elle ne correspondait à rien d’autre qu’à des images d’Epinal dans ma tête , elle ne résonnait pas en moi, ne me touchait pas.
Ce sont ces balades qui m’ont décidée à accepter. Oui, il y avait des choses à raconter en laine, des choses de l’ordre de la fragilité, de la vulnérabilité, du désespoir, de l’intime. Je voulais raconter neuf millions de vies minuscules et pour ça, le jersey, ça pouvait le faire. Ressusciter 9 millions de vie, leur redonner corps, une armée de fantômes qui marchent accablés, une génération sacrifiée, ça oui, j’avais envie de raconter.
Et puis je me suis dit qu’on pouvait faire mieux encore, raconter plus, raconter les liens. Le fil, pour les liens, c’est parfait.
Je voulais reprendre les codes de la guerre, le recrutement, les paquetages, le caractère mondial, les gens lambda embarqués malgré eux dans cette boucherie. Je voulais que le processus de création de la Wool War One reprenne tout ça. Du coup, j’ai lancé un appel à participation via Internet à qui souhaitait me suivre dans cette drôle d’affaire de guerre. J’attendais au mieux 30 réponses, en comptant ma famille, mes amis. En trois jours, ils ont été 500. Ils auraient pu être 1000 ou 1500 si j’avais eu les moyens de gérer. 500 personnes lambda du monde entier, aux motivations, aux origines géographiques ou sociales, aux compétences en tricot diverses. Je n’ai pas trié. J’ai pris tout le monde. Les 500 premiers. Comme en 14. On ne triait pas. A chacun, j’ai envoyé une pelote de laine pour tricoter une pièce d’uniforme qui habillerait les soldats de laine réalisés à Roubaix et à Lille. J’ai voulu que ces 500 personnes (ou celles qui le souhaitaient) puissent être autre chose que des petites mains, je voulais que cette armée de laine soit habitée de ce que les uns et les autres allaient y mettre. Pour que cela soit possible, j’ai mis en place sur Internet des lieux où les participants pouvaient échanger autour du projet, à l’abri des regards et des oreilles. Comme une espèce d’immense atelier virtuel où l’armée de laine s’est construite peu à peu, de rien, d’un fil à l’installation finale. C’était paradoxalement très gai, grave, mais gai et pour le coup, le lien que je souhaitais faire au départ, il était là. Entre les participants bien sûr, mais aussi entre 1914 et 2014. Une espèce de lien intergénérationnel et international mais en laine.
Pour aller un peu plus loin dans le lien, je suis allée à la rencontre de certains des participants un peu partout en France, dans une dizaine de villes. Je voulais, dans la mesure du possible, que le lien ne soit pas que virtuel, qu’il y ait de la matière, du concret, du réel.
Au final, ça donne une installation de 17m qui court sur une coursive du musée, une tranchée brune, une cohorte accablée, une armée de soldats sans visage, habitée des centaines d’histoires que les uns et les autres y ont mises.
Je ne sais pas encore la place que ce projet prend dans ce que je fais depuis le début. Est-ce que c’est une parenthèse (une longue parenthèse) ou un virage, ou une rupture. Pour l’instant, bien que le projet soit terminé, j’ai un peu de mal à en sortir. Ce n’est pas tout à fait terminé encore.
Quels sont vos projets futurs (concernant le tricot ou dans d’autres domaines) ?
Accompagner encore la Wool War One avec peut-être une itinérance de l’installation, pour raconter encore et encore, à d’autres gens, ailleurs, soutenue par des gens qui sont tombés amoureux du projet.
Un superbe projet dans le cadre de Lille 3000. Tricote ton Trésor. Ressusciter le bestiaire fantastique d’un manuscrit enluminé du 15ème siècle qui dort dans les réserves de la Médiathèque de Lille. Encore une fois un projet participatif, à plus petite échelle toutefois. Des dragons, des créatures improbables, c’est vraiment un projet enthousiasmant.
Pour le reste, wait and see. Planifier, ce n’est pas drôle.
Multitude, Délit Maille, à la Piscine de Roubaix jusqu’au 12 avril 2015
Le blog de Délit Maille
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