Rencontre avec Morgane Lory, auteure et metteure en scène (suite et fin)
Morgane Lory est directrice artistique de la compagnie Don des Nues. En 2014, elle crée Cette Personne-là, une performance hypnotique pour public allongé (Théâtre de la Loge, critique à lire ici). Dans cette seconde interview, l’artiste nous parle de l’hypnose au théâtre et de son exploration de la conscience modifiée.
Comment en êtes-vous venue à vous intéresser à cette exploration, cette recherche de la conscience modifiée, qu’en attendez-vous ? Dans Les Forces Contraires, nous avions proposé un triptyque composé de textes très différents dans leur modalité d’écriture (une voix off, une discussion de filles et des procès-verbaux d’entreprise). Sur la première partie, nous avons commencé à mener ce travail de voix off : les acteurs devenaient des récitants, leur parole était amplifiée et les déplacements au plateau étaient entièrement chorégraphiés. La conception musicale de Matthieu Canaguier plongeait le spectateur dans un état de rêverie. Au même moment, une amie m’a fait découvrir l’hypnose Eriksonienne par le biais du cabinet d’hypnose proposé par l’Arche (Académie pour la Recherche et la Connaissance en Hypnose). C’est là que j’ai compris que, sans le savoir, nous faisions de l’hypnose, en tout cas nous cherchions à susciter un état de conscience modifiée : le fait de donner à entendre un texte par un comédien que l’on ne voit pas mène le spectateur vers un « ailleurs » et lui permet de décrocher de la situation réelle. Mon point d’ancrage avec l’hypnose est arrivé par là. Dans un premier temps, je ne suis pas allée chercher plus loin que cette prise de conscience. Ce qu’on essayait d’apporter au spectateur, c’était cet état de rêverie.
Puis il y a eu Le vrai spectacle de Joris Lacoste qui m’a permis de croire qu’on pouvait continuer à creuser dans cette direction. Enfin Vanessa Declaux m’a proposé de mener avec elle un travail commandé par Anna Colin, dans le cadre d’une exposition sur le thème de la sorcière. Nous avons alors monté la conférence-performance Hypnotiseurs & sorcières : nous sommes partis du cadre formel de la conférence pour le détourner progressivement et aboutir à un dispositif hypnotique via la projection vidéo, le rapport au son et le mouvement des acteurs. Finalement, ce qui m’intéresse, c’est la possibilité de susciter un état de conscience modifiée chez le spectateur, en utilisant les moyens théatraux comme des dispositifs hypnotiques, soit à certains moments choisis du spectacle, soit pendant tout le spectacle, comme dans le cas de Cette Personne-là.
De quelle manière Le Vrai de spectacle de Joris Lacoste a-t-il influé sur Cette personne-là ? Le vrai spectacle a été un point de départ de Cette personne-là. J’ai eu envie de proposer un texte qui suscite le même type de sensation et d’état de conscience. Cependant, il m’a semblé au sortir du Vrai spectacle que les spectateurs avaient vécu une expérience forte, mais qu’il était difficile de savoir ce qu’il leur restait du fil du récit. J’ai voulu proposer une expérience où la place du récit soit plus centrale, afin que celui-ci reste vivace dans l’imaginaire des spectateurs.
Est-ce le propre de l’art que de provoquer cet état de rêverie ? On peut considérer que le cinéma est en lui-même un dispositif hypnotique : on est assis plutôt confortablement dans le noir en train de regarder une source lumineuse mouvante. C’est un constat assez banal de réaliser que les moyens utilisés au théâtre ou dans d’autres arts peuvent provoquer cet état. Cela dit, la place délibérément laissée à l’imaginaire du spectateur dans l’appréhension d’une oeuvre ne revêt pas la même importance selon les artistes.
Ce qui est moins banal c’est d’écrire en épousant une méthodologie hypnotique, comment s’y prend-on ? J’ai beaucoup de mal à parler de la genèse de ce texte parce que je crois m’être mise en état d’auto-hypnose au moment de l’écrire. Je me souviens assez bien qu’au moment où je l’ai écrit, je n’avais pas d’objectif précis d’écriture. J’étais traversée par les sensations que je voulais provoquer par ce texte. Quelques semaines avant la première de Cette Personne-là, j’ai reçu un mail de Vanessa Declaux me disant qu’elle avait invité un de ses amis qui avait travaillé sur That person, une publication à propos de l’artiste Matt Mullican. Je me suis alors souvenue qu’au moment où je travaillais sur la performance Hypnotiseurs et Sorcières, Vanessa m’avait donné divers documents, dont un qui portait ce nom. « That person » est le terme qu’emploie Matt Mullican pour parler de lui quand il est sous hypnose. C’est quelque chose que j’avais totalement occulté, une forme d’auto-suggestion dont je ne m’en souvenais pas. Ca m’est revenu d’un coup : évidemment, cette formule « That person » m’avait parlé… Cette Personne-là est un texte qui est sorti d’une traite, dans un état d’écriture, mais je ne sais pas en dire plus.
Peut-on parler d’écriture automatique ? Je ne sais pas si c’est de l’écriture automatique. Il y a eu des projets, comme Fragments d’un temps bientôt révolu, où je savais précisément sur quoi je voulais écrire. Je me disais : « cette discussion, je veux la retranscrire, je veux qu’elle existe théâtralement ». Avec Cette Personne-là ou pour les textes de Schizophonies, je cherchais au contraire à me mettre dans une certaine disposition d’écriture. Dans La passion suspendue, Marguerite Duras explique qu’elle recherche un état d’écriture. Il ne s’agit pas d’écrire sur un thème – mais de créer les conditions pour que ça écrive.
Vous n’aviez donc aucune idée précise de ce que vous alliez écrire ? : Au contraire, je cherchais plutôt à faire le vide – non à écrire partir d’un sujet qui serait mon moteur ou mon fil directeur. Alors oui, la question de l’écriture automatique semble assez évidente.
Cela me rappelle les ateliers d’écriture du théâtre Gennevilliers, qui ont été fondateurs pour moi. Un soir par semaine, une cinquantaine de personnes, entre quinze et soixante-dix ans, se regroupaient autour d’une énorme table en bois. Et pendant une heure, on écrivait. Au bout d’un moment, à l’écoute, assez spontanément, quelqu’un lisait une ou deux phrases de ce qu’il avait écrit. Ce que Pascal Rambert appelle le temps réel se mettait alors en place, et chacun proposait un extrait. Souvent il y avait également une mise en espace. On se levait, une forme d’improvisation collective se créait, qui était comme l’écho de la rencontre des textes des uns et des autres, avec une couleur différente à chaque fois. Je me souviens la première fois que je suis sortie de là, j’étais bouleversée. Cette communauté de personnes qui se retrouve dans un cadre à la fois très citoyen et très poétique. C’est une expérience qui me renvoie à ce qu’est le théâtre, à ce qu’il devrait toujours être.
Cet atelier d’écriture était un moment de réceptacle : quand j’avais quelque chose à dire, je savais que j’avais cet espace pour l’écrire. Parfois à l’inverse je venais et je n’avais rien à dire. Pourtant c’était toujours des moments où l’écriture venait. Finalement, il y a toujours ces deux logiques-là, internes à l’écriture. Soit on écrit par ce qu’on a quelque chose à dire, soit c’est la situation en place qui va provoquer l’écriture. Mais ces deux écritures n’ont pas exactement la même nature, ni la même portée.
Cet espace où une communauté de personnes déploie son imaginaire, son monde intérieur, c’est ce que vous avez voulu recréer avec Cette personne-là ? C’est drôle parce qu’il y a quelque chose que l’on n’avait jamais testé avant les représentations, c’est la question du corps collectif des spectateurs. Ce corps collectif qui se met en place. C’est pourtant un texte qui travaille cette double dimension, individuelle et collective : pour amener à cet état de conscience modifiée, le texte doit évoquer des situations qui soient un point de départ pour des images mentales. L’objectif est de proposer un texte qui soit assez concret pour chacun puisse y projeter des souvenirs personnels, mais assez large pour que cet état projectif puisse se produire quel que soit le vécu de chacun.
Pour revenir à la question du corps collectif, c’était assez déstabilisant pour le spectateur de ne pas savoir qui applaudir, ni comment. Comment l’avez-vous vécu de votre côté ? Le soir de la première, je suis sortie de là en me disant que c’était un gros four. Je ne m’étais absolument pas préparée à ce qui semblait évident pour les personnes avec qui j’en ai parlé après : il n’était pas possible d’applaudir. Ça n’était pas possible, d’abord parce qu’il faut un temps pour « revenir ». Ensuite, cette forme pose la question des conventions : est-ce qu’on applaudit par obligation, parce qu’on est au théâtre ? Je sais pour avoir joué à Avignon dans des salles plus ou moins vides, qu’il y a des effets de seuil au théâtre. En dessous d’un certain nombre de personnes, les gens n’osent pas forcement rire, les atmosphères se cherchent. Il s’est passé quelque chose de très beau le soir de la dernière. C’était le soir où il y avait le plus de monde. Le spectacle s’est arrêté, la lumière rallumée, j’ai ouvert la porte de la salle, je suis sortie. Et pendant une minute personne ne s’est relevé, personne n’a applaudi. Les fois précédentes il y avait toujours eu des gens qui hésitaient, qui ne savaient pas trop s’ils devaient applaudir. Mais ce soir-là, j’ai eu l’impression que la salle elle-même s’était écoutée et s’était laissé le temps de revenir. Comme si le corps collectif s’était laissé le temps de remonter à la surface. On dit que la fonction des applaudissements c’est de faire revenir les comédiens à eux-mêmes. J’ai un ami qui m’a dit en sortant de Cette personne-là : si on applaudit c’est pour nous aider nous-mêmes à revenir.
Quelles étaient vos attentes en créant ce spectacle ? Au début, je ne savais pas ce que j’allais faire de ce texte. On a testé un certain nombre de choses, le texte a été utilisé par d’autres comédiens, à l’intérieur d’autres formes, etc. Je ne trouvais pas une forme qui me satisfasse. Puis je me suis dit : « va au bout de ta proposition. Si elle est purement mentale, c’est qu’il n’y a rien à donner, à voir. Pas d’acteurs incarnés au plateau. » Mon attente était vraiment celle-ci : proposer une situation immersive pour provoquer un état physique et mental qui accompagne un récit – et que l’on puisse à peu près reconstituer ce récit une fois sorti de cet état. Si les gens s’endorment ou s’ils décrochent, ce n’est pas grave, au contraire c’est même quasiment fait pour cela. Mais je voulais qu’il reste une trace un peu vivace d’une rencontre, d’une histoire, même si chacun y projette ce qu’il veut. Ce projet n’a au fond vraiment rien de moderne, il s’appuie sur des questions que Mallarmé formulait déjà, quant il disait qu’à terme au théâtre, il n’y aurait plus de décors ni d’acteurs – que tout se passerait essentiellement dans la tête des gens. Donner au spectateur accès à une partie de lui-même, c’est une démarche qui existe depuis longtemps. Nous ne sommes pas les premiers à vouloir le prendre en charge. J’aime m’ennuyer au théâtre, j’aime l’idée que je ne suis pas prisonnière et que je peux m’évader. Mais qu’il va se passer des choses qui ne se seraient pas passées ailleurs.
Êtes-vous satisfaite des retours et échanges que vous avez eus avec les spectateurs. ? Qu’allez-vous pouvoir faire avec ce qui en est ressorti ? C’est probablement un peu tôt pour vous répondre. La dimension qui m’intéresse le plus pour l’instant, c’est vraiment ce rapport projectif. Je trouve extrêmement fascinant d’être face à un objet que les gens ont le sentiment d’avoir compris, mais qui y voient tous quelque chose de très différent. C’est fascinant en termes d’écriture de pouvoir proposer un objet que chacun lit et interprète à son endroit. C’est la première fois que pour moi c’est aussi notoire, cette appropriation sensible et intellectuelle de ce que ça raconte. Je craignais que les gens disent : j’ai rien compris, ça ne parle de rien. En fait il y a un endroit de résonance propre à chacun. Un journaliste qui a écrit sur la pièce y a vu l’influence de Tropismes. C’est un roman que j’adore et je n’y avais absolument pas pensé. (C’est fou cette capacité d’être aveugle à nos influences). Pourtant ça fait sens. La première fois que j’ai lu Tropismes, cette sensation, je l’ai eue : pour moi ce dont ça parlait était très clair pour autant j’étais incapable de le nommer. Ca, c’est une piste que j’espère approfondir.
Il y a aussi un côté Durassien dans Cette personne-là ? Oui, la référence à Duras est beaucoup plus explicite pour moi que celle à Sarraute. Il y a une phrase dans la pièce qui, à chaque fois que je l’entends, me renvoie à La Maladie de la Mort : « Cette personne-là – Qui sait tout sans savoir ce qu’elle sait ne pas savoir ». A chaque fois, je me dis « arrête Morgane, laisse Marguerite tranquille ». Dans La Maladie de la mort, il y a, comme dans tous les textes de Duras, une écriture à la fois précise et abstraite qui permet cet espace de projection. C’est un enjeu d’écriture majeur, en tant qu’auteur, que de savoir ce dont on parle sans le nommer.
Comment crée-t-on cet espace de projection, a-t-il été nécessaire de retravailler le texte après qu’il fut « sorti » ? J’ai gommé seulement deux phrases qui évoquaient des choses trop concrètes et qui sortaient l’auditeur du flux. Dans l’écriture en général, il y a une censure intérieure. Certaines expressions toutes faites vont réduire le sens. Il faut trouver d’autres manières de dire, laisser l’espace pour la création d’autres images et non pas susciter l’image que la personne a déjà sur ce mot. Cette personne-là est un texte extrêmement adressé, comme certains textes de Marguerite Duras. Matthieu Canaguier, qui a fait la création sonore se référait beaucoup à L’homme qui dort de Perec.
La création sonore participe aussi de la recherche hypnotique, comment a-t-elle été travaillée ? La création sonore est à part égale avec le texte, elle participe du voyage et structure pronfondément ce récit. Il s’agissait de proposer, en lumière comme en son, des lignes dramaturgiques qui n’illustrent pas le propos mais qui aient leur propre trajectoire. La création lumière s’est d’ailleurs plutôt construite sur la proposition sonore que sur le texte. Nous avons beaucoup travaillé à préciser quelles étaient les différentes parties du texte, les points d’ancrages, les transitions, les couloirs, les entrées, etc. C’est à partir de cette trame structurée que la création sonore s’est mise en place : Matthieu a construit les sons et les atmosphères qui lui semblaient justes pour accompagner ces mouvements.
Trouver la juste part que la lumière devait prendre fut un des aspects les plus difficiles de ce projet. Au départ, je pensais que ce serait une voie royale pour la lumière, comme une sorte de page blanche : il n’y a pas d’acteur à éclairer, on pouvait donc faire ce qu’on veut ! En fait cette liberté rend l’exercice extrêmement difficile car on n’a plus rien à quoi se raccrocher. Surtout quand le texte lui-même parle de lumières qui changent et qu’on veut éviter d’être illustratif. Quels choix assumer quand on se dit que finalement tout pourrait se passer dans le noir ? Je ne savais pas toujours comment aider Nicolas Ameil dans la construction de sa trajectoire. Accepter en tant que créateur lumière de faire un spectacle qui à 80% est dans le noir, me semble assez remarquable. Au bout d’un moment il nous a semblé évident qu’il y avait deux natures de noir dans le spectacle, si l’on part du principe que les spectateurs ferment les yeux : le noir objectif et le noir subjectif. On devait alors se demander quel élément donnerait envie d’ouvrir les yeux, qu’est-ce qu’on donnerait à alors voir, que signifie le passage du noir subjectif au noir objectif, etc… Ce travail nous a amenés à nous poser des questions très différentes des projets précédents, toujours dans un rapport de réflexion collective.
Propos recueillis et retranscrits par Marie.
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