Expo // Félix Fénéon, le Passeur
27/11/2019
En 2019, Paris a consacré deux expositions à Félix Fénéon, un homme peu connu du grand public jusqu’alors. L’exposition du Musée du Quai Branly terminée fin septembre célébrait Fénéon découvreur et collectionneur des « Arts du lointain » comme il aimait à le dire, puis jusqu’à fin janvier 2020, au Musée de l’Orangerie, le propos est de faire, de façon plus large, connaissance avec cet homme aux multiples casquettes, de manière à comprendre comment un garçon venu de nul part, sans éducation artistique, deviendra une personnalité centrale de la vie intellectuelle et artistique au tournant des 19e et 20e siècles, et le restera pendant 40 ans.
« Il faut que tout change ». On pourrait prêter ces propos à Félix Fénéon qui ne se satisfaisait en rien de la société comme il la voyait, à l’âge de 20 ans, dans les années 1880. Le jeune provincial, né en 1861 de parents sans histoire ni grande culture, fait des études générales en basse Bourgogne où vit sa famille. Puis, un concours administratif le conduit à Paris pour occuper une situation de gratte-papiers au ministère de la guerre. Rapide, intelligent, des facilités d’écriture, le jeune homme rédige des rapports appréciés de ses supérieurs et autant de ses collègues plus laborieux dont il prend en charge une part du travail.
Occupé certes, Fénéon n’est pas pour autant satisfait ; attiré par l’art et la littérature, il fonde en 1884 La Revue indépendante (revue de littérature et d’art), à laquelle vont bientôt contribuer tous les tenants du changement, en termes esthétique et politique, intellectuels et artistes en rupture avec l’académisme. La revue ouvre des portes au jeune homme qui participe bientôt à d’autres publications, et pénètre dans des cercles dont les mardis de Stéphane Mallarmé. Il multiplie les rencontres, dont celle, majeure, avec le peintre Signac, à propos duquel Fénéon brosse un portrait enthousiaste dans la revue Les Hommes d’aujourd’hui. Il le présente à sa façon, la plume acérée, tranchante, à l’image de son physique, visage pointu sur un long corps maigre ; le portrait de Signac est ironique, mordant, précis ; Fénéon évoque les recherches auxquelles s’adonne le peintre qui s’inscrit bien dans son temps à propos du rendu de la couleur. Ce que l’on sent, c’est la façon dont Fénéon est conquis par ce jeune peintre dans lequel il voit le chef de file d’une nouvelle école, le néo-impressionnisme.
L’estime et l’amitié entre le jeune peintre et le tout aussi jeune critique sont réciproques. En remerciement à son texte portrait, Signac entreprend un tableau portrait de Fénéon, riche de symboles, une « biographie peinte, grandeur nature ». Achevé en 1890, Fénéon ne s’en séparera jamais, comme l’amitié entre les deux hommes perdurera jusqu’à la mort de l’artiste en 1935. Le portrait de Fénéon par Signac préside aujourd’hui l’entrée de l’exposition de l’Orangerie, avant de retourner, fin janvier au MOMA de New York où sera présentée l’actuelle exposition.
Une autre rencontre va marquer profondément l’œil et la sensibilité de Fénéon, c’est celle de Seurat qui participait au dernier salon des impressionnistes, en 1886. Dernier parce que, l’œuvre que Seurat y présente, Un dimanche à la Grande Jatte, marque, par sa facture, le début d’une aire nouvelle. Le traitement de la couleur par Seurat a quelque chose de commun avec Signac, inspiré pour l’un et l’autre par des scientifiques (chimistes, physiciens, et leurs techniques). Plutôt que mélanger les couleurs sur la palette, ils préconisent de diviser la touche en plusieurs couleurs pures qui sont reçues globalement par le cerveau du « regardeur » créant ainsi un phénomène d’irréalité. C’est le pointillisme, comme nous le connaissons, significatif de l’œuvre très courte de Seurat qui disparait à 31 ans.
C’est à propos de ce nouveau courant que Fénéon publie un texte majeur pour comprendre l’évolution de l’art à cette période, c’est le manifeste du néo-impressionnisme, « Les impressionnistes en 1886 », une mince plaquette, éditée à 227 exemplaires, qui sera la seule œuvre de Fénéon. Mais ce qu’il faut lire derrière ce titre peut-être ambigu, c’est la fin de l’impressionnisme comme on l’entendait 15 ans plus tôt. Et comprendre surtout, comment depuis 1860, dans une période grouillante d’artistes soucieux de renouvellement, le dénominateur commun de tous était de rompre avec l’académisme, la peinture d’histoire, pour aller avec des moyens et des formes différentes vers un art du quotidien, de la proximité, comme l’avait préconisé Baudelaire.
« Il faut que tout change », ces mots prêtés à Fénéon, manifestent une revendication presque généralisée en cette fin des années 1880, quand la France après l’Italie, traverse une période troublée politiquement par ceux, si divers soient-ils, qu’on appelle « les anarchistes ». Leurs idées avaient pénétré aussi les cercles artistiques et littéraires, et Fénéon, curieux et constamment à l’affût de nouveaux champs à explorer, comme on le verra toujours, se tourne vers ces acteurs bruyants de la vie politique. Dès 1886, Il écrit dans des revues libertaires comme La Renaissance, L’En-Dehors, La Plume, Le Père Peinard… Puis de la théorie, Fénéon passe à l’action. En 1892, deux ans après l’exécution de l’anarchiste Ravachol, Fénéon rejoint un groupe d’activistes et participe au célèbre attentat du restaurant Foyot, fréquenté par les sénateurs. Il est pris, enfermé à la prison Mazas avant un procès retentissant, « Le procès des Trente ». Les comptes-rendus d’audience sont fameux. Avec le sens de la répartie qu’on lui connaît, Fénéon démonte l’un après l’autre les arguments qu’on lui oppose, ridiculise le juge pour le plus grand plaisir du public et finalement s’en sort avec brio, non sans l’aide de son ami Stéphane Mallarmé. Déjà toute sa personnalité se révèle dans cet épisode, où il acquiert une forme de notoriété : on parle de lui, au Ministère de la Guerre aussi. Il est limogé, ce dont il n’a cure, il a mieux à faire.
A la jeune Revue Blanche, on cherche justement un secrétaire de rédaction. C’est à l’époque, face à la poussiéreuse revue Mercure de France, l’espace qui incarne l’esprit nouveau comme le conçoit Fénéon. Politiquement, entre la Revue Blanche et Fénéon, l’accord est parfait, elle s’insurge contre les dérives de la colonisation, prend parti pour le Capitaine Dreyfus, rend compte de tous les combats. Avec cette collaboration, Fénéon est dans son élément, d’autant que les ambitions de la revue sont aussi radicales dans les domaines culturels qu’en politique. On la trouve en peinture, aux côtés des nouveaux courants, les néo-impressionnistes, les Nabis, puis les Fauves. La revue s’intéresse aussi aux « arts du lointain », comme dit Fénéon de ces statuts « nègres » qui commencent à être recherchées. Pour illustrer les articles, on fait appel à Toulouse-Lautrec, Vuillard, Vallotton, Cappiello... En littérature, les poètes et écrivains connus, Rimbaud ou Stéphane Mallarmé y sont appréciés, et les nouveaux,les Paul Valéry, Guillaume Apollinaire, Marcel Proust, André Gide ou Paul Claudel accueillis et soutenus. Le théâtre n’est pas en reste avec l’intérêt porté à André Antoine, inventeur du théâtre moderne, et des auteurs comme Ibsen, Strindberg ou Tchékhov, la musique non plus quand brille l’école de musique française dominée par Debussy. Tout est réuni pour que Félix Fénéon y fasse merveille et contribue, par son éclectisme, son écriture teintée d’ironie, à donner à la Revue Blanche, véritable passage obligé au tournant du siècle, une place incomparable. Si courte fut la parution, une dizaine d’années, la Revue blanche représente l’avant-garde d’une nouvelle société, éclairée, moderne à laquelle nous sommes encore redevable, pour une part, un siècle et demi plus tard. La Revue Blanche tire le rideau en 1905.
C’est du côté de la presse quotidienne que Fénéon se tourne alors. Après un bref passage au Figaro, il reprend au Matin une rubrique récemment créée « Les Nouvelles en trois lignes ». Le principe en est simple, avec quelque chose, dans sa concision, du tweet actuel, en plus piquant toutefois et à la différence près que le contenu n’est pas libre, mais pioché dans les brèves des agences de presse, reprises pour les lecteurs dans un format économique et drolatique. Fénéon excelle dans cet exercise de style qui suppose brièveté, humour, voire insolence. On apprend ainsi que « Un cantonnier qui urinait derrière un wagon à Lons-le-Saunier, a été écrasé quand la locomotive est arrivée. Il n’aura plus de pause » ou encore : « Au hameau de Boutaresse (Puy-de-Dôme) la veuve Giron a été étranglée, volée et pendue, on ignore complètement par qui. (Havas) », « Allumé par son fils, 5 ans, un pétard à signaux de train éclata sous les jupes de Mme Roger, à Clichy : le ravage y fut considérable. »
L’exercice n’a qu’un temps pour Fénéon qui, dès 1906, entre à la galerie Bernheim-Jeune, satellite d’un véritable empire (constitué dans les années 1860 et dont la fin est intervenue récemment, avec la fermeture de la galerie du 27 avenue Matignon en mars 2019). Chargé de l’art contemporain, Fénéon croise à la galerie tout ce qui compte dans l’art qui se fait, il est donc bien placé pour défendre les artistes dans lesquels il croit, Matisse, Signac, Bonnard, Modigliani… au risque de s’attirer des invectives, comme en 1912, avec la première exposition d’artistes futuristes dont Umberto Boccioni. De 1910 à 1926, Félix Fénéon est rédacteur en chef du Bulletin de la vie artistique qui publie d‘importantes monographies.
Après avoir quitté la galerie Bernheim-Jeune, le critique d’art Fénéon, se tourne vers la littérature, en assurant pendant quelques années la direction littéraire des Éditions de La Sirène où sont publiés James Joyce, Jules Laforgue, Jérome K. Jerome, Stevenson…
Mais dans ces années 1920, la priorité devient pour Fénéon de voir reconnu les « arts du lointain », d’Afrique et d’Océanie, dits le plus souvent « primitifs ». Ces œuvres étaient recherchées ; Pïcasso avait acquis des pièces, Paul Guillaume commença sa carrière de grand marchand d’art quand, en 1911, employé dans un garage à Montmartre, il avait exposé en vitrine quelques statues trouvées dans des baluchons de caoutchouc ; ce que vit Guillaume Apollinaire qui devient le mentor de Paul Guillaume dans sa nouvelle vie de marchand d’art. Sa collection jouxte d’ailleurs l’exposition de Fénéon à l’Orangerie. Avec le même Paul Guillaume qui apprenait vite, Fénéon a publié en 1917 le premier ouvrage sur la sculpture africaine traditionnelle.
Mais l’opportunité se présente pour Fénéon de faire avancer la cause des arts du lointain quand le musée du Louvre réorganise ses collections vers 1920, avec le souci de créer, disait-on, de nouveaux départements. Il saisit l’occasion pour poser, dans le Bulletin de la vie artistique, la question qui le taraude « Seront-ils admis au Louvre ? ». Question bien éloignée des préoccupations des conservateurs du Louvre. Et Fénéon retourne à sa collection, devenue sa seule préoccupation puisqu’il s’est retiré de toute activité après avoir vendu un bon prix Une baignade, Asnières, de Seurat.
Cette collection exceptionnelle comptait plus de 450 œuvres d’art primitif qu’il nommera toujours « Arts du Lointain », venues d’Afrique et d’Océanie. Elles se disputaient l’espace, dans son appartement de l’avenue de l’Opéra, avec une collection de peintures contemporaines qui couvrait la totalité des murs, mordant quelques fois sur le plafond. S’y côtoyaient Seurat, Signac, Degas, Bonnard, Vuillard, Matisse, Modigliani, Max Ernst… et d’autres, mais pas de Picasso !
Puis, le temps passant, Fénéon se soucia du devenir de ses œuvres. Toujours fidèle à ses idéaux, il avait imaginé, après la révolution russe, de donner sa collection à un musée de Moscou. Puis il y renonça, comme à la confier à un musée français où il craignait qu’on les oublie.. Mais il en offrit beaucoup, à des proches ou moins proches partageant son amour de l’art. Puis vieux, et malade, avec des besoins d’argent, il décida, en 1941, de faire une vente à Drouot. On y verra passer 48 tableaux d’une qualité sidérante, des Degas, Seurat, Signac, Bonnard, Vallotton, Matisse, Braque, Maurice Denis, Dufy, André Masson, des noms qui manifestent aussi comment Fénéon, retiré des activités, resta proche des artistes émergeants dans les vingt années précédant sa mort en 1944. Deux autres ventes considérables eurent lieu en 1947, d’art africain surtout.
Le caractère visionnaire de son regard, la sûreté de son jugement font de Félix Fénéon, critique d’art, un homme d’exception comme Jean Pauhlan l’exprime à propos du talent qu’il a manifesté en littérature : « L’homme heureux ! Il est à la rencontre de deux siècles. Il sait retenir, de l’ancien, Nerval et Lautréamont, Charles Cros et Rimbaud. Il introduit au nouveau Gide, Proust, Claudel, Valéry, qui apparaissent. Nous n’avons peut-être eu en cent ans qu’un critique, et c’est Félix Fénéon. »
Sa veuve, à la tête d’une belle fortune, mit en œuvre leur projet commun, en dotant l’université de Paris du fruit de ces ventes afin de créer le Prix Fénéon ; double prix plutôt puisqu’il récompense, chaque année encore, un écrivain et un peintre de moins de 35 ans, prometteur et peu argenté, pour faciliter la poursuite de son œuvre.
Pour clore ce portait d’un homme aux qualités et talents innombrables mais qu’on pourrait percevoir comme sévère, ouvrons un volet de la personnalité de Félix Fénéon dont l’exposition de l’Orangerie ne dit mot. Critique d’art, éditeur, journaliste, collectionneur, Félix Fénéon était aussi un grand séducteur qui, toute sa vie, multiplia les conquêtes, enfin jusqu’à ce qu’il rencontre en 1913, à 52 ans, une danseuse de 25 ans sa cadette ; Noura, comme il l’appelait, avec laquelle il entretint jusqu’à sa mort ou presque une relation amoureuse dont témoigne une savoureuse correspondance. En exergue de l’édition de ces lettres (Félix Fénéon, Lettres et enveloppes rimées à Noura, Editions Claire Paulhan), on peut lire : « Je t’embrasse sur le recto et le verso de ta page érotique ».
Quel talent !
Frédérique
Félix Fénéon (1861-1944). Les temps nouveaux, de Seurat à Matisse, Musée de l’Orangerie, Jardin des Tuileries – 75001 Paris, du 16 octobre 2019 au 27 janvier 2020
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