Expo // Degas, le moderne

Le musée d’Orsay propose jusqu’au 19 janvier 2020, une exposition unique sur le peintre Edgar Degas et l’un de ses thèmes de prédilection : l’opéra. À travers l’exploration de ses œuvres consacrées aux danseuses, aux musiciens, aux coulisses, le musée livre le portrait de l’univers de l’Opéra de Paris au XIXe siècle.

Les esprits chagrins se plaisent à souligner qu’après 2 expositions récentes consacrées à Degas dont celle de 2017, centenaire de sa naissance –, on aurait pu se passer de celle qui vient d’ouvrir au musée d’Orsay, au profit d’un artiste plus rare. Mais créé en 1669 par Louis XIV l’Opéra fête cette année les 350 ans de l’Académie Royale de Musique, « L’Opéra ». Comment ne pas y associer Degas, le « Peintre des danseuses » selon Manet. Alors, va pour une nouvelle exposition… Superbe !


Le thème de
la danse a été au centre de l’œuvre de Degas, c’est là qu’il a manifesté avec le plus d’éclat sa modernité. Certes, en amont, il avait restitué, avec un formidable bonheur, le monde du cheval : peintures, dessins sculptures comme en témoignait une exposition au nom de parfum « Allure » ; c’était au Haras du Pin en 2014. Sans être cavalier, Degas manifesta un puissant intérêt pour les chevaux, leur morphologie, leur façon de se mouvoir, leur univers, au champ de course, dans les pâtures, à la chasse à cour. Ce qui supposait les cavaliers, l’aristocratie du cheval, comme les lads. Ce monde du cheval il l’avait observé par des séjours répétés depuis 1861 chez un ami d’enfance en Normandie. Avec l’observation des chevaux, il est dans son sujet, les  corps en mouvements, en tension, comme il montrera ces femmes au travail, repasseuses, lingères dont les postures marquent la fatigue, voire l’épuisement.

 

Et quand vers les années 1870, il choisit de s’intéresser presque exclusivement à l’opéra, c’est pour observer d’autres morphologies, d’autres corps. Passée la parenthèse familialede la nouvelle Orléans, en 1872, c’est vers l’opéra, les musiciens puis les danseuses qu’il tourne exclusivement son regard. Abonné de l’Opéra rue Le Peletier jusqu’à ce que celui-ci soit détruit par un incendie en 1873, il continue à creuser son sujet au Palais Garnier, le nouvel opéra ouvert en 1875.

 

C’est la musique qui l’amena d’abord à l’opéra, musique avec laquelle il a été familiarisé très jeune. Son père, Monsieur de Gas, aristocrate et riche banquier tenait salon ; il y invitait des musiciens dont le jeune peintre se fera des amis. C’est eux qu’ils montrent à l’œuvre, au premier plan de L’Orchestre de l’Opéra, Musiciens à l’orchestre ; au second plan on devine plutôt qu’on ne voit, les danseuses, presque floutées, le manche d’un violoncelle, leur traversant quelque fois le corps. Elles sont là, mais pas encore le sujet de Degas. Puis peu à peu, la représentation des musiciens a ses limites, le mouvement comme le recherche Degas manque singulièrement. Les musiciens, nécessairement au premier plan, se sont comme enfoncés dans la fosse d’orchestre, d’où émergent des cranes, des nuques et les manches des instruments à cordes. Les musiciens laissent insensiblement la place à ce qui se passe au delà de la fosse d’orchestre. Degas regarde enfin les danseuses. Et son champ d’observation s’enrichit dès lors que, comme tous les abonnés, il bénéficie du privilège d’accéder aux coulisses, aux salles de répétition (cf. Danseuses à l’exercice, L’examen de Danse). Dans cet envers du décor s’élabore le spectacle, il découvre les réalités d’un univers sans rapport avec l’éclat de la scène.

 

La vie de ces jeunes femmes est pour beaucoup sueur et labeur (cf. Danseuses au repos et La Leçon de danse, où les danseuses semblent épuisées). Le travail est astreignant et dans les moments de pause, on les voit, chaussons posés sur le banc (L’école de danse), tenter de soulager leurs pieds meurtris (Danseuse assise se massant le pied),chercher, sous la plante du pied, l’aspérité qui fait souffrir, puis s’étirer, s’étirer encore (La Répétitionpour tenter de détendre ce corps à qui on demande tant.

 

De tous ces moments d’observation, Degas tire une expérience, une connaissance de l’anatomie féminine qu’il mettra à profit en produisant dans ces mêmes années, quantité de nus féminins, femme à la toilette, sortant du tub, s’essuyant, lisant, une production considérable issue du travail sur la danse.

 

Mais le monde de l’opéra n’est pas habité seulement de tutus roses. Une autre couleur y est largement représentée, c’est le noir. Le noir porté par des hommes, en costume et chapeau sombre, discrètement présents dans nombre de tableaux. Tout au fond de la salle, celui à califourchon sur une chaise La Répétition du ballet sur la scène ; cet autre caché à demi par le rideau de scène Le Rideau debout à droite de L’Entrée en scène, presque à portée de main de la poitrine de la danseuse. Enfin, ces deux là parlant Entre hommes dans les couloirs, ou encore s’entretenant avec des airs de négociant avec de vieilles femmes qui ont tout de mères maquerellesparce qu’elles le sont...

 

Nous sommes dans le dernier quart du 19ème siècle, et pour beaucoup d’hommes de la bourgeoisie, l’opéra enfin, ses coulisses sont un vivier de possibles conquêtes. Le public de l’opéra était alors majoritairement masculin et la banalité de la situation voulait que ces bons bourgeois y fassent tranquillement leur choix parmi des jeunes filles, souvent pauvres, qui pouvaient trouver une forme d’opportunité à répondre à leurs avances. Ainsi, on voit Les Petites Cardinal parlant à leurs admirateurs.


Emblématique de cette situation, la petite danseuse de 14 ans,
Marie van Goethem, de son nom, issue d’une famille très pauvre, envoyée à l’Opéra par sa mère, pour y rencontrer des hommes fortunés ; Marie sera forcée amenée à se prostituer. Comme celle de Marie, les mères des danseuses, qui peuvent être leur tante ou une voisine sont présentes chez Degas ; on les voit, à l’arrière plan des filles, faire bouffer un tutu, arranger un tissu ou un chignon, ou encore s’entretenir avec des hommes. Les bordels ne sont pas loin du Palais Garnier. Les carnets de croquis de Degas sont riches de ces scènes, au trait, souvent des caricatures à ne pas mettre entre toutes les mains.

 

Artiste dit impressionnistes, Degas, a beaucoup d’un naturaliste. On connaît, du milieu des années 1870L’Absinthe et le drame qui s’y joue. De la même période, on peut observer chez ses danseuses et leur entourage, le même souci de réalisme, la même absence de concession, pour montrer des corps dont on pressent l’avenir.

 

Cette approche de Degas fait penser à Zola, l’écrivain naturaliste. Comme Degas creusant son sujet dans les coulisses, Zola passe de nombreuses semaines au magasin du Bon Marché pour y étudier les vendeuses, avant d’écrire avec plus de justesse « Au bonheur des dames ». D’ailleurs, Degas et Zola ne sont-ils pas amis ? Enfin jusqu’à ce que l’affaire Dreyfus les sépare.

 

Aux danseuses, Degas consacrera la dernière partie de sa vie active, tant que ses yeux le lui permettront. Ces centaines d’œuvres autour de la danse donne un panorama complet de cet univers : la gloire de la scène, enfin éclairée grâce aux moyens récemment inventés, et plus sombre, l’envers du décors qui laisse pressentir une réalité moins glorieuse de la vie de ces jeunes filles.

 

Pour servir cette représentation réaliste du monde de l’opéra, l’angle de vue de Degas s’adapte à ses sujets. Il concentre son attention sur une partie seulement de ce qu’il a sous les yeux. Il cadre, définissant ainsi les limites de l’image, en se moquant totalement de ce qui est tronqué dans son tableau. Et cette approche fait sa modernité. Tous les mots du vocabulaire de la photographie, voire la photographie numérique, sont appropriés parlant de Degas. Face à la scène, il zoome vers ce qui l’intéresse, le groupe de trois danseuses au fond de la scène, coupant sans hésiter le dessus de la fosse d’orchestre d’où émergent à peine les têtes de cinq musiciens et le chapeau d’un spectateur tronqué. Exemple fameux, de l’époque où Degas peignait à l’opéra ses amis musiciens dans L’orchestre de l’opéra au premier plan, concertistes et instruments dont aucun détail n’échappe, sur la scène à l’arrière, des danseuses, certes, mais les pieds coupés par le bord de la fosse d’orchestre, la tête aussi, et c’est le choix du peintre de pointer ce qui l’intéresse alors, les instrumentistes. Comme quelques années plus tard de ces Trois danseuses, deux laissent une partie de leur tutu à droite et à gauche du décorC’est le cadrage sans égal, comme l’ose Degas. Pourtant, cette audace du plan serré, coupé, on la voit déjà, 10 ans avant que l’opéra occupe toute sa vie ; dans Aux courses de chevauxavec à droite, la calèche et ses roues tronquées comme les chevaux ; en face à gauche, un cavalier se précipite vers le centre du tableau, l’arrière train du cheval resté hors cadre. Le paysage bénéficie de fait de toute la place.

 

Degas nait en 1837. La photographie émerge à peine, et pourtant dès lors qu’il peint, il semble en avoir intégré toutes les règles et surtout les possibilités qu’offre ce nouveau média dont il va suivre l’évolution, et s’en imprégner jusqu’à pratiquer la photo lui même, devenir photographe lui même.

 

Multiple, toujours renouvelé, Degas est résolument un artiste moderne.

 

Frédérique

 

Degas à l’Opéra, Musée d’Orsay, jusqu’au 19 janvier 2020

Catalogue numérique de toute l’oeuvre de Degas : http://www.degas-catalogue.com/fr/


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Revue Bancal - Auteur

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