Dessin // Ariane Segelstein
04/07/2019
Ariane Segelstein est artiste plasticienne. A partir de l’automne 2016, elle dessine des portraits de migrants dans la rue. Ils seront publiés sur Facebook sous le titre « Un jour, un migrant » à raison d’un portrait par jour pendant 63 jours d’hiver. Le dernier était un autoportrait accompagné du commentaire : portrait d’une petite fille et arrière petite fille de migrant. A travers ses œuvres, Ariane milite pour un accueil plus digne et plus humain des exilés.
Peut-être qu’un jour ce réfugié qui erre dans une ville étrangère ce sera moi, peut-être que ce sera ma fille ou bien mon frère tant aimé, qui pour sauver leur peau auront tout quitté.
Alors je ferai un vœu : que les miens soient accueillis dignement là où le destin les aura menés.
A l’appel de RESF (Réseau Education Sans Frontière) qui accompagnait des familles de migrants, je me suis rendue au tribunal pour apporter du soutien. Ce que j’ai vu et entendu m’a effarée et profondément attristée.
J’ai recueilli des signatures pour les enfants menacés d’expulsion.
Une maman originaire d’Europe de l’Est, rencontrée devant l’école de mes fils, a souhaité que je l’aide pour avoir des papiers. L’association contactée m’a totalement découragée car il fallait prouver qu’elle était là depuis 5 ans, ce qui n’était pas le cas. Pourtant son mari travaillait mais son employeur refusait de lui faire des fiches de salaire. Nous discutions au square pendant que les enfants jouaient ensemble.
A la fin de l’été 2016 je suis allée à la rencontre des migrants qui vivaient sur le trottoir de l’avenue de Flandre à 200 mètres de chez moi. J’ai cherché à agir pour leur porter secours. Ainsi j’ai suivi à vélo des bus qui, lors de « rafles » les emmenaient on ne savait où. Evidemment j’ai vite été semée. J’ai participé à des distributions de petits déjeuners, apporté des fruits, de la bâche quand il pleuvait, des boissons chaudes au petit matin à Jaurès pour ceux qui faisaient la queue toute la nuit dans le froid pour faire avancer leurs dossiers. J’ai tenté de sauver quelques-unes de leurs tentes et de leurs affaires quand les CRS débarquaient par surprise et les pressaient de se regrouper de l’autre côté de la rue tandis que des camions emportaient le peu qu’ils avaient pour le jeter. J’ai aidé quelques fois au vestiaire de l’église Saint Bernard. Je souffrais de ne pas pouvoir les aider matériellement, de ne pas pouvoir leur offrir un toit.
Il me semblait que toutes ces petites choses étaient infimes, décousues et surtout peu durables. C’est en dessinant que j’ai trouvé le moyen de leur apporter quelque chose dont ils manquaient cruellement : la reconnaissance de leurs personnes, un petit bout de dignité.
J’ai fait quelques portraits rapides et maladroits à l’encre de chine et très vite ils sont venus vers moi pour me demander de les dessiner. Ils me montraient mon papier et faisaient un cercle autour de leur visage avec leur main. Je n’étais pas à l’aise avec le portrait, étant peu capable d’assurer une ressemblance, mais je ne pouvais pas refuser. J’ai acheté des crayons de couleur et je me suis investie dans ce travail convaincue que finalement la qualité de mes dessins importait moins que l’attention que je leur portais. Ils étaient enthousiastes.
J’ai en tout, réalisé plus de 120 portraits dans une ambiance de partage et d’échanges. Je me suis trouvée accueillie dans le camp avec beaucoup de chaleur et j’ai véritablement rencontré des personnes, appris de leurs histoires et de leurs difficultés.
J’ai pensé que nous, les gens d’ici qui ne sommes pas d’accord avec le mauvais accueil calculé qui leur est fait, nous devrions organiser des manifestations qui consisteraient à dormir avec eux dans la rue, toute une nuit. Que nous nous mélangerions avec eux puisque l’inverse n’est pas possible. J’ai pensé aussi que ce serait un obstacle aux actions de la police.
C’est donc une réflexion politique qui a accompagné mon travail.
D’autre part, cet entrainement technique dans un contexte où la sensibilité est mise à rude épreuve a fait évoluer mon dessin. On ne dessine pas de la même façon une personne qui jouit de sa vie et une autre qui a les pieds mutilés par des tortures en Lybie ou un homme qui n’est plus que son ombre probablement à la suite d’un traumatisme dont il ne s’est pas remis.
Quand je réalisais les dessins, il y avait souvent d’autres réfugiés autour de moi. Ils regardaient le dessin se faire, lançaient des blagues au modèle pour le perturber, l’inquiéter du résultat, ou bien simplement pour attendre leur tour d’être dessinés.
Nous étions directement sur l’asphalte, j’y tenais car je souhaitais partager le rejet dont ils étaient l’objet, le ressentir pour être au plus près de leur condition. Mais eux avaient du mal à me voir m’asseoir par terre, nous avons donc utilisé des feuilles de carton quand il y en avait. Souvent ils m’ont proposé de partager leur repas quand il y avait des distributions alors qu’ils ne mangeaient pas à leur faim.
Un portrait était dessiné en une demi-heure environ, ensuite je demandais au modèle d’y mettre son nom ou quelque chose de lui, je signais au dos et je le photographiais avec mon téléphone. Comme le vent emportait souvent la feuille, les personnes qui étaient là tenaient le dessin aux coins, ce qui explique les doigts souvent posés aux angles des photos. Puis je donnais le portrait, parfois je le glissais dans une pochette pour le conserver.
Le temps passe et que deviennent les réfugiés, comment survivent-ils dans nos rue, cloisonnés, maintenus dans la précarité et loin de nos vies plus ou moins prospères ?
La série des portraits a cessé car je n’ai plus eu le temps de m’y consacrer mais j’ai été marquée par cette belle expérience et je continue de m’effrayer de savoir toutes ces personnes dans la rue quand il fait froid et que je suis au chaud dans mon lit. Quand je croise un tout jeune garçon grelottant de froid et de faim dans la rue, des hommes d’une maigreur anormale et de plus en plus souvent clochardisés. Cette réalité est devenue notre quotidien.
J’ai donc repris les portraits des réfugiés en couleurs qui témoignent de tout l’espoir qui les habitait à leur arrivée et j’ai commencé à les vieillir artificiellement. Je les ai imprimés et je les ai gommés et poncés avec du papier de verre.
Un an plus tard j’ai froissé les copies poncées, je les ai scannées et retravaillées sur Photoshop.
Ce travail a été réalisé en discontinu sur plusieurs années, mais le fil de la douleur a toujours été là, qui m’a guidée dans ma démarche.
Ariane Segelstein, janvier 2019
https://arianesariane.wordpress.com/
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