Cuba

Cet hiver, je suis partie à Cuba, emportant pour seul guide La douleur du dollar, de Zoé Valdès. J’avais essayé de le lire avant le départ, mais les mots de l’auteure avaient irrité mes oreilles sensibles tant la langue était dure, râpeuse et crasse.

Cet hiver, je suis partie à Cuba, emportant pour seul guide La douleur du dollar, de Zoé Valdès. J’avais essayé de le lire avant le départ, mais les mots de l’auteure avaient irrité mes oreilles sensibles tant la langue était dure, râpeuse et crasse. Ce n’est qu’au fil du voyage que j’ai appris à entendre la musicalité de l’écriture de Zoé Valdès et que j’ai pu accepter de poser à mon tour un regard à la fois tendre et cru sur Cuba.

Avant de pouvoir adopter ce prisme, c’est-à-dire d’épouser pleinement l’univers de cette cubaine exilée et controversée, il m’a fallu franchir plusieurs étapes. J’ai d’abord dû me heurter à la dualité de ce pays insulaire qui ne cesse d’osciller entre nonchalance et résistance, lassitude et combat, splendeur et décadence.

Cuba_rue

Je me suis cognée contre les propriétaires de Casa Particular qui, derrière leurs sourires moelleux, essayaient de nous vendre toute sorte de services ou excursions hors de prix. J’ai dû affronter des cubains qui n’avaient ni le temps, ni le droit (la police y veillait) d’échanger avec le touriste et qui ne s’autorisaient à l’aborder que dans le but de lui soutirer de l’argent, ce qu’il faisait avec plus ou moins de succès et d’habileté. Pour accepter la violence des mots de Zoé Valdès, pour  pénétrer le monde  qu’elle faisait exister sous sa plume, il m’a fallu m’indigner contre ces rencontres qui, dans ce dernier bastion anticapitaliste, niaient toute individualité, toute humanité au profit du seul échange marchand (où est passé le socialisme ?!). C’est alors seulement que j’ai pu regarder Cuba sans filtre, ni fard, sous la lumière crue dont use Zoé Valdès pour mettre à jour une vérité cruelle, celle d’un peuple asphyxié par un système étatique et totalitaire qui cache ses dysfonctionnements derrière un embargo confortable (peut-on vraiment mettre la pénurie et les tarifs prohibitifs du sel et du sucre sur le dos de l’embargo quand le rhum coule à flot pour quelque pesos ?).

Après 15 jours de ce régime sec sur le plan humain, enchantées malgré tout par la beauté magique du pays, la poésie majestueusement décadente de ses villes délabrées, ma compagne de voyage et moi, fatiguées de nous heurter sans cesse contre l’impitoyable réalité financière et politique du pays, qui nous rendait à la fois hostiles (nous étions de méchantes capitalistes) et attractives (on avait forcément beaucoup d’argent à dépenser !),  avons choisi d’aller nous reposer à Varadero, le paradis des  touristes et premier site que Fidel a ouvert au tourisme en 1990 quand la Russie a cessé de le financer.

Cuba_plage

Il y a d’ailleurs fait construire un aéroport international (à une heure de route de celui de La Havane !) afin que le touriste lambda viennent cracher ses dollars dans ce  lieu façonné rien que pour lui, avant de repartir sans avoir vu l’autre face de Cuba, celle qu’il ne faut pas montrer. Nous sommes donc arrivées dans la ville pleine de renoncement, ayant perdu en chemin toute velléité d’entrer en contact avec les habitants. Au moins là-bas, on savait à quoi s’attendre ! Le beau temps était au rendez-vous et la plage magnifique. Nous étions bien décidées à ce stade du voyage à simplement profiter des vacances, de la plage, des ballades, du mojito et de la salsa, ce qui en soit commençait à être un bon programme !

C’était sans compter sur cette capacité fabuleuse de Cuba à contrarier les certitudes. Après quelques jours passés là-bas, nous nous étions installées dans une routine tranquille. Nous avions trouvé une petite chambre avec terrasse à deux pas de la plage, dans le cœur de la ville qu’entouraient les zones hôtelières.

Et peut-être parce que nous n’étions plus dans l’attente ou alors parce que l’on commençait à faire partie du décor, les habitants ont commencé à nous adopter.

Enfin surtout la vieille, celle de la maison de la plage qui passait ses journées assise sur le pas de sa porte, et qui à chacun de nos passages, nous interpellait gentiment, nous exhortant à la prudence… Amélia, elle était vieille, si vieille qu’on n’aurait su lui donner un âge. Elle était vieille et ne marchait  plus, elle se contentait de trottiner, entrechoquant à chaque pas ses genoux cagneux. Elle vivait dans un taudis d’où émanait des fragrances de pisse tellement pestilentielles qu’elle obligeait les passants à changer de trottoir.  Inlassablement elle et sa vieillesse s’installaient sur le pas de la porte de la petite maison aussi décrépie qu’elle et attendaient le passant. Elle était vieille et son visage portait les traces du temps et d’une vie dure dont se moquait l’éclat malicieux de ses yeux. La journée, sa maison servait de refuge à un jeune pêcheur.

Quand on les voyait tous les deux, on se représentait très vite ce lien invisible qui les unissait. Il avait  trouvé refuge dans la baraque puante de la vieille où bravant fièrement les interdits (les poissons appartiennent à l’état !), il revêtait quotidiennement son apparat improvisé de pêcheur et s’élançait dans la mer à la recherche d’un peu de nourriture qu’il partageait ensuite avec la vieille. Ce qu’il restait, il le revendait à la sauvette pour un prix dérisoire aux restaurateurs et hôteliers. Avant, bien avant, il travaillait comme cuisinier dans un restaurant d’état. Ça, c’était avant de se  faire renvoyer pour avoir offert une langouste, fruit de sa pêche à un touriste qu’il trouvait sympathique. Il nous a raconté son histoire du bout de ses lèvres charnues, qui à chaque mot échappé laissaient entrevoir, comme un signe de victoire, une béance dans sa dentition biscornue. Ses yeux bleu azur nous transperçaient l’une l’autre, l’une après l’autre, tandis qu’avec passion, il nous décrivait son pays, ses limites non pas géographiques – la mer était son amie – mais physiques. Pour contrer l’inertie mentale de son pays, il nous livrait ce qu’il lui restait, ce que les Castro ne lui avait pas enlevé, un sourire édenté et une vieille dame incontinente et tellement touchante.

Car c’est cela aussi Cuba, ce sursaut d’humanité au plus profond de la misère… Une belle leçon de vie.

Marie.

Suggestion de lecture :

La Douleur du dollar, Zoé Valdès, Actes Sud, 1999


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Charlotte PALMA - Auteur

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