Artistes confinés #7 // Morgane Lory, Metteuse en scène

Nous avons interrogé plusieurs artistes pour comprendre ce que le confinement changeait à la pratique de leur art. Comment l’obligation de rester enfermé.e impacte-elle leur créativité ? Quelles sont les conséquences pratiques et matérielles du confinement sur leur organisation, leur situation ? Bref, comment continuer à être un ou une artiste en temps de confinement !

Morgane Lory est autrice et metteuse en scène. Après des études en sciences politiques, elle reprend une formation théâtrale à l’Atelier Théâtral de Création et fonde la cie le Don des Nues en 2008. En octobre 2013 elle suit la formation continue à la mise en scène proposée par le Conservatoire national supérieur d’art dramatique. Morgane se consacre à la création de textes contemporains et s’interroge sur ce que signifie écrire pour le théâtre aujourd’hui – travaillant à la fois sur l’énergie d’un collectif d’acteurs (proche de la performance) et sur l’expérimentation formelle autour de la notion de théâtre mental.

 

Dans quels états émotionnels te plonge le confinement ?

Alors que nous entamons la sixième semaine, il faudrait retracer diverses étapes de ce flux émotionnel.

Sidération – apathie – envie – colère – renoncement /oubli de soi – discipline –  joie /reconnaissance – soulagement.

 

La sidération des premiers jours a peu à peu laissé place à un mode de pensée orienté vers le présent, le logistique, l’enchaînement des petites actions nécessaires pour faire tourner, sur le même plan, une maison, une famille, des obligations professionnelles.

Le premier mot qui me vient serait une forme d’apathie. Face au futur incertain, à l’incapacité de se projeter, à la nécessité de faire fonctionner l’ensemble du petit système familial, on baisse la tête et on passe en mode automatique.

J’ai par moments ressenti de l’envie vis-à-vis d’autres situations que la mienne, mais ce n’est pas ce qui domine. Chacun/ chacune  fait comme iel peut.

Colère face à un flic qui me dit que je n’ai pas le droit de prendre le soleil avec ma fille en bas de chez moi.

Joie du temps partagé avec mes enfants.

Joie et reconnaissance de pouvoir dégager des espaces de créativité malgré tout.

Peu de temps pour penser. L’impression de disposer d’un très faible espace introspectif. Les journées sont découpées par tranches horaires et répartition entre : enfant 1 (dont école) / enfant 2 (dont sieste) / repas / couchers. La question quotidienne fondamentale est : qui bénéficie du temps de sieste de « enfant 2 » pour travailler ?

Une forme de renoncement, d’oubli de soi, puis la nécessité de beaucoup de discipline pour réussir à dégager malgré tout des espaces à soi, pour reprendre la lignée de Virginia Woolf.

A la longue, une forme de soulagement, de douceur : des obligations disparaissent malgré tout, qui permettent d’être à ce qu’on fait, étant donné l’impossibilité projective.

 

Ces émotions sont-elles favorables à ta créativité ou au contraire t’inhibent-elles ? 

 Je n’ai pas l’impression que ce que je vis et ressens en ce moment soit un moteur créatif (si on exclut la créativité pédagogique et éducative qui demande une forme d’inventivité ludique – et une disponibilité mentale importante au quotidien).

Mais la tension temporelle générée par la situation m’a obligée à une discipline qui devient favorable à mes projets.

 

L’obligation de rester chez toi te rend-elle plus prolifique ? Au contraire, l’enfermement et l’isolement t’empêchent-ils de pratiquer ton art ?

L’obligation de rester chez moi limite mon temps de travail, du fait de la présence de mes enfants – et le confinement m’empêche de mener à bien certains de mes projets : une annulation de résidence en avril, l’annulation d’une création prévue à Avignon, dont les répétitions devaient démarrer mi-mai. Mais elle donne lieu à d’autres manières de travailler (voir question suivante)

 

Quelles solutions, quelles nouvelles habitudes as-tu déjà mises en place dans ton activité artistique ? En bref, sens-tu que tu crées différemment ?

Suite à l’annulation d’une résidence de recherche théâtrale qui devait avoir lieu en avril avec mon équipe, j’ai proposé à celles et ceux qui le souhaitaient que nous tentions l’expérience de mener une « résidence à distance ».

 

Concrètement, cette proposition a été inspirée par l’expérience de l’école à la maison. Cela faisait deux semaines que je recevais, en tant que parent, un programme d’activités scolaires à effectuer le lendemain avec mon fils. Je ne sais pas si j’aurais eu l’idée de mettre en place un tel protocole, si je ne l’avais pas vécu moi-même.

La perspective d’organiser une « résidence désincarnée » fait sens avec nos problématiques de travail. Je m’intéresse à cette dialectique incarnation/ désincarnation au théâtre et à notre faculté à être influencés, à « être agis » par des absents : qu’il s’agisse de nos morts, des personnages de fiction, des auteurs, des personnes auxquelles on pense, etc.

 

J’ai donc proposé à mon équipe de leur envoyer un programme quotidien de lecture et d’exercices à faire chez soi, à son rythme, avec quelques rituels communs. De manière tout à fait inédite, nous avons donc expérimenté cette manière de travailler : à la fois seuls et « en lien ».

Pour assurer la mise en commun du travail et une forme de sociabilité, nous avons créé un googledrive et un groupe whatsapp, qui nous a permis d’être dans un rapport assez immédiat et ludique, tout au long des 7 jours de travail.

 

Cette expérience s’est avérée très fructueuse, notamment parce qu’elle a permis de développer des pratiques d’écriture, de mise en partage d’imaginaires et de processus internes. On ne peut pas compenser l’absence physique, mais en s’appuyant sur les caractéristiques de chaque situation, on peut faire émerger des matériaux et des ressources inattendues de travail. Ce fut passionnant pour moi d’appréhender le processus personnel, intime de chaque interprète, dans sa solitude. A titre d’exemple, chacun.e a travaillé seul.e une chanson, tous les jours de cette résidence. Tout interprète, avant de venir en répétition doit déployer un temps de travail solitaire. Quelle discipline, quels rituels, quels échauffements met-on en place pour pouvoir travailler, se rendre disponible dans ces conditions ? A travers certains échanges et des journaux de travail, j’ai eu la sensation d’avoir accès à un vécu qui d’habitude m’échappe.

 

Ce temps m’a aussi été utile pour réfléchir à la création d’un point de vue théorique et dramaturgique : quelles sont les inspirations fondamentales que je veux partager avec mon équipe. Cette phase qu’on appelle le « travail à la table » s’est jouée par bureaux d’ordinateurs interposés, ce qui a permis à chacun de développer de manière autonome sa pensée du projet.

 

Enfin cette résidence a donné lieu à l’écriture de textes par chaque membre du groupe de travail – textes qui n’auraient sans doute pas vu le jour autrement. Ces écrits infléchissent la forme du spectacle à venir, ouvrent de nouvelles perspectives d’écriture.

Cette résidence orientera donc durablement le processus de création de l’oeuvre.

 

Un autre constat s’est dégagé, qui dépasse notre secteur d’activité artistique : cette proposition de travail a été accueillie très différemment selon les situations concrètes de chaque participant.e. Les parisien.ne.s confiné.e.s en appartement, pour la plupart sans enfant, ont été très enthousiastes à l’idée de ce temps de travail, et prolifiques. Les personnes résidant hors de Paris, pour certaines dans un cadre rural, n’ont pas eu le désir de participer de manière active à cette résidence, parce que son mode de fonctionnement reposait essentiellement sur des outils numériques /réseaux sociaux, etc. ce qui ne correspondait pas à leur envie de travailler, leur rapport au monde au quotidien.

Mais je sais qu’elles ont travaillé à leur manière, selon d’autres modalités.

 

Faire avec le réel, c’est aussi composer avec les singularités d’une équipe et de leur mode /choix de vie. C’est un enrichissement dans notre démarche, que de travailler en tenant compte de ce « droit de retrait ». Travailler avec les absent.e.s, dans l’absence d’un espace physiquement partagé demande un état d’esprit, des outils et une disponibilité qu’il me semble difficile d’imposer.

Étonnamment le confinement accentue la conscience de la diversité et de l’inégalité des situations individuelles. Etre chez soi, induit un renoncement à une forme de neutralité, qu’offre l’espace public. Notre intimité n’est pas neutre. Tenter de créer collectivement dans ces conditions nécessite de prendre en compte cette diversité des situations, des vécus et des désirs, que le confinement exacerbe, rend visible.

 

Le contexte sanitaire et la situation de confinement t’inspirent-ils, influencent-ils déjà ta production artistique ?

Ressens-tu le besoin/l’envie de t’exprimer à travers ton art sur l’épidémie et la situation ?

Je ne crois pas que la situation inspire de manière directe ma production artistique. Mais elle entre en résonance avec certaines questions qui traversent mon travail, notamment la quête de sens, au niveau individuel et social – un questionnement sur la nature du vivant, son mystère, la vulnérabilité de l’humain et la place que nous occupons dans un écosystème et une temporalité qui dépassent nos échelles historiques. Cette crise m’intéresse à l’endroit où elle questionne nos grilles de valeurs et notre interprétation du réel, du monde qui nous entoure.

 

A titre d’exemple, l’interview du philosophie Emanuele Coccia dans le Monde début avril, est une source d’inspiration qui nourrit mon travail.

« Personne, parmi les vivants, n’est chez soi : la vie qui est au fond de nous et qui nous anime est beaucoup plus ancienne que notre corps, et elle est aussi plus jeune, car elle continuera à vivre lorsque notre corps se décomposera. »

« Même une minuscule portion de matière organisée est capable de nous menacer. La Terre et sa vie n’ont pas besoin de nous pour imposer des ordres, inventer des formes, changer de direction. »

 

Crains-tu pour ta situation financière et celle de ton activité artistique ?

Cette crise remet en question nos choix de société et il est difficile de réfléchir à un secteur sans prendre en compte l’ensemble du système. Nous sommes tous fragilisés et face à un avenir incertain. J’ai envie d’espérer que cette situation puisse collectivement mener à d’autres choix d’organisation économique et politique… il me semble que des changements s’imposeront à nous quoi qu’il en soit, du fait des enjeux écologiques.

 

Pour l’instant, ma situation financière n’est pas encore impactée par le confinement. Les principales annulations que je subis donnent lieu à des reports à la rentrée de septembre. Depuis peu, j’ai la chance de bénéficier du régime de l’intermittence, grâce à mon activité d’assistante à la mise en scène et dramaturge auprès de structures subventionnées. Mais cette situation reste précaire et peut être remise en cause chaque année.

 

Le secteur du théâtre vivant est très touché par la crise sanitaire. Il est difficile de prévoir quand les théâtres ré-ouvriront, dans quelles conditions, et si le public sera ou non au rendez-vous. Par ailleurs toutes ces annulations donnent lieu à un bouleversement des programmations, ce qui va accentuer la mise en concurrence des compagnies, et fragiliser les structures les moins aidées.

En tant que créatrice, ma compagnie a toujours fonctionné dans des conditions d’autoproduction, avec des budgets extrêmement réduits. Nous sommes des outsiders de la création subventionnée. Nous avons accepté et intégré cette réalité de faire un théâtre « hyper pauvre » et de ce point de vue, nous devrions pouvoir nous adapter à la frugalité qui nous attend.

 

Quels que soient les modes d’organisation humains, il y aura toujours des formes artistiques, il y aura toujours des personnes pour se réunir et assister à des performances musicales ou théâtrales. La question qui me paraît fondamentale reste celle du modèle de société que nous entendons construire collectivement pour les années à venir.

 

Propos recueillis par Marie

 

 

Compagnie le Don des nues :
https://www.facebook.com/dondesnues/

Crédit photo : Jade Lohé

 


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Revue Bancal - Auteur

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