Artistes confinés #18 // Barbara Portailler, artiste visuelle

Nous avons interrogé plusieurs artistes pour comprendre ce que le confinement changeait à la pratique de leur art. Comment l’obligation de rester enfermé.e impacte-elle leur créativité ? Quelles sont les conséquences pratiques et matérielles du confinement sur leur organisation, leur situation ? Bref, comment continuer à être un ou une artiste en temps de confinement !

Barbara Portailler est une artiste contemporaine et économiste. Elle crée des environnements à partir du recyclage de nos reliquats, traces délicates des détails d’un ordinaire auquel on ne prête pas attention, et de nos déchets quotidiens.  Barbara Portailler mobilise la photographie comme un moyen de créer des images des détails de nos quotidiens. Travaillant par résonances et rebonds, ses photographies sont un voyage intime.  Barbara Portailler engage sa pratique comme partie prenante du réel, pour participer au changement de nos réalités. Nombres de ses œuvres prennent place dans l’espace public ou adoptent une dimension participative, sous la forme d’installations ou de performances, pour nous interpeller sur les questions de l’économie collaborative, solidaire ou circulaire.

 

J’ai pris du temps pour déconfiner mes pensées sur ce confinement. Avec un certain effet de retard, ma pensée n’est plus l’addition de mes pensées durant le confinement, mais celle qui restait sourde et que j’ai cherché durant tout le confinement.

 

Dans quels états émotionnels t’a plongée le confinement ?

Je suis restée plongée dans des émotions contradictoires, comme autant de confinements et déconfinements, parfois dans une même journée.
Dans mon travail, comme dans la vie, je m’applique à suivre le rythme des saisons. Des matériaux que je collecte, à la façon dont je les amende, les expose puis les re-collecte ensuite pour figer une œuvre ou en faire une nouvelle, mes cycles de composition-décomposition-recomposition sont très progressifs. Cette irruption soudaine du gel de toutes nos activités culturelles et sociales dans l’espace public, au printemps, alors même que je sortais de l’hiver, alors que nous sortions des grèves, a d’abord généré une grande frustration. Et quand j’ai vu la vague de gel saisir la moitié de la planète, j’ai été plongée dans un profond désarroi d’abord puis l’urgence de rester avec le monde. Le désarroi de ne pas pouvoir penser ce qu’il nous arrivait. L’urgence de trouver des formes de création en contact immédiat avec le monde. Il m’aurait été facile, en pratique, de continuer mes travaux de long terme. Je venais de commencer la production d’une série de collages à exposer au début de l’été ; j’avais tous les matériaux, j’avais accès à mon atelier, et la pandémie repoussait d’une année la livraison. Je n’ai pas pu.

 

Ces émotions sont-elles favorables à ta créativité ou au contraire t’inhibent-elles ? 

Le surgissement de mes émotions confinées, déconfinées, compressées a agit comme des vents contraires. Il a fallu m’élever au-dessus de la logique de survie, au plus près de mon sentiment vital, même si c’était contre-productif pour mes projets à venir. C’est un impératif catégorique qui m’est très personnel qui a sauvé ma créativité : mon désir d’être utile au monde et ma confiance dans le monde et les autres ; à commencer par ma fille et mon voisinage.

 

J’ai fait ce que je sais faire de mieux : regarder le monde avec confiance, collecter les reliquats de notre quotidien, à contretemps, avec un certain effet de retard. Je suis photographe. J’imprime mes photos sur des reliquats et je collecte les reliquats de ce que je ne peux pas photographier, comme les pensées des autres par exemple.

 

Impossible de continuer les projets en cours, ils étaient liés à une autre temporalité, celle d’avant la pandémie ; ils n’étaient plus l’urgence.
Impossible pour moi de photographier le monde tel qu’il était confiné, figé de l’extérieur, alors que tout bouillonnait à l’intérieur : relations, injustices, révoltes et désirs.

 

L’urgence d’être avec le monde et celle d’être avec ma famille et mon voisinage ont convergé vers une œuvre inédite. Alors j’ai commencé de collecter ce qu’il restait d’accessible du dehors : des cailloux. Une envie de Marcelle, ma fille de 4 ans, pour faire comme sa cousine avec qui elle avait discuté en appel vidéo. Puis nous sommes parties à la recherche de plus de cailloux et nous avons semé ceux que nous avions peints. J’ai semé des cailloux or, pour réfléchir la lumière du soleil, des cailloux bleus comme le ciel, pour élargir l’horizon. Comme pour réfléchir à de nouveaux horizons, pour continuer de partager la rue avec mes voisines et voisins. Quelque chose de l’ordre du fil tendu pour ne pas perdre contact, entre le petit Poucet et les « cairns » des pèlerins, qui ajoutent une pierre à l’édifice, lorsqu’ils empruntent un sentier de randonnée et marquent ainsi le tournant à suivre.

 

J’ai intitulé cette œuvre Semer l’horizon car il s’agissait de semer des cailloux dans l’espace public de mes rues et d’oublier comment notre formulaire d’autorisation de sortie individuelle fermait notre horizon commun. J’imaginais semer des cailloux jusqu’à Paris au jour du dé-confinement. Et puis il y a eu d’autres urgences. Cela reste une œuvre pour plus tard.

 

Finalement les émotions contraires qui ont surgi durant le confinement ont été l’occasion de m’avouer intimement et publiquement l’urgence d’être utile, de faire ma part de « colibri », même et surtout dans les secteurs dits « non essentiels », contre l’uniformisation du monde. Surtout quand il s’agit de survie, ne pas me fier à la seule survie économique. J’ai travaillé dans le secteur des droits de l’homme, à l’ONU et en ONG, dans l’industrie d’implantation des énergies renouvelables. Je suis aujourd’hui artiste-chercheure. A contretemps du marché de l’art et des expositions, je mobilise une saison sur deux à un travail invisible de recherche, une dissémination non surveillée des formes de pensées : lorsque je collecte les reliquats qui seront plus tard exposés, lorsque j’enseigne, lorsque je participe à des séminaires ou donne des communications de recherche. En quelque sorte, je fais pousser mes images de pensées dans les interstices, à l’abri des forces d’uniformisation.
Le surgissement de la pandémie m’a confrontée à cet impératif catégorique d’apporter ma pierre à la sphère publique, coûte que coûte, en suivant le cycle des saisons, ou avec des gestes rapides ; à contretemps de l’uniformisation des actions mais sans révolution.

 

L’obligation de rester chez toi te rend-elle plus prolifique ? Au contraire, l’enfermement et l’isolement t’empêchent-ils de pratiquer ton art ? 

Je n’ai pas eu peur de l’ennui. L’ennui je l’attends encore. Le ralentissement des activités ne m’empêche pas de pratiquer mon art mais je travaille toujours en interaction avec le monde que je photographie ou les usagers des reliquats que je collecte. Je pratique chaque année l’hiver comme l’occasion de pratiquer ma version de l’hivernation : hiverner du temps pour penser. Ne rien faire, ou s’en approcher : ne rien faire de nouveau, ne faire que trier, archiver mes œuvres et leurs reliquats, relire mes pensées et celles que j’ai rencontrées durant l’année qui a passé. J’appelle ça « La théorie du Castor » : hiverner, du temps pour penser ; le printemps pour oser. Appliqué à l’ensemble de la planète : les animaux se promèneraient dans les villes de l’hémisphère nord, tandis que les villes de l’hémisphère sud demeureraient actives et vice-versa. La planète et ses ressources naturelles pourraient se ressourcer, et nous avec, avec cette jachère annuelle, à manger les fruits de l’autre hémisphère. A l’équateur, on pratiquerait la sobriété heureuse toute l’année, puisque les journées y sont plus courtes, toutes saisons confondues.

 

C’est aussi une inspiration dans mes œuvres, comme Autant en emporte le temps : des livres pliés tout l’hiver, comme des fleurs qui bourgeonnent lentement, pour figurer la fleuraison des pensées au printemps. Je peux répéter une même œuvre, plusieurs années de suite, chaque fois différemment, comme on relit une histoire avec d’autres images en tête. Beaucoup de mes œuvres sont ainsi des œuvres saisonnières, que je répète différemment en fonction du contexte : comme Ce qu’il reste est ce que l’on transmet, estampes sur différents supports, ou Faire printemps, associations de reliquats organiques et artificiels.

 

Quand on est artiste, on est habitué à travailler à contretemps de l’actualité et des cycles de l’économie et des finances. Ce qui était difficile à penser c’est le surgissement d’une mise à plat du monde et de nos injustices : tous et toutes confinés, menacés par un même virus et l’inégalité de nos protections, de nos conditions de travail et de revenus.
Jusqu’à hier encore, je restais confinée dans mon travail, puisque les expositions étaient reportées, alors que le monde se déconfinait en morceaux : violences policières, violences budgétaires pour les soignantes, violences des relations du travail pour des éboueurs.

 

En revanche, l’isolement du monde m’a sidérée. Et puis voilà que tous les musées et les expositions rouvrent avec l’été et que nous devons être au rendez-vous avec l’heure des loisirs. Ça aussi c’est sidérant même si on est plus habitué à être compressé par des délais sans queue ni tête.

 

Quelles solutions, quelles nouvelles habitudes as-tu déjà mises en place dans ton activité artistique ?

Finalement j’ai fait ce que je sais faire, regarder le monde à contretemps, relire son actualité avec un certain effet de retard, avec des gestes simples, rechercher le plus petit dénominateur commun, fabriquer ce que j’appelle des « instantanés collectifs » : collecter les reliquats du dehors, les amender selon mon intime conviction, puis les partager dans la sphère publique. Avec Semer l’horizon, collecter des cailloux, les peindre, les semer dans les rues désertes ou à côté d’autres cailloux semés par mes voisins, c’était partager un instant commun, à contretemps. Beaucoup de personnes ont participé à cet échange impromptu, dans mon voisinage et au-delà, dans d’autres villes et pays.

 

Finalement, le politique, au sens large du terme, est devenu partie intégrante de ma pratique. Juste avant le confinement, j’avais accepté de participer au conseil d’administration du lieu culturel dans lequel j’ai mon atelier, le 6b, association et centre de création et de diffusion à Saint-Denis, depuis 10 ans. L’élection s’est passée le vendredi 13 mars, dernier jour avant le confinement. Notre première mission, fermer le bâtiment mais rester ouvert à la création et au collectif. Ça a demandé beaucoup d’échanges pour transformer les événements prévus et rester présent sur le territoire. A l’issue du confinement, j’ai été proposée comme présidente du 6b par certains membres du CA alors que j’étais pour une présidence collégiale. Finalement, c’est aussi ça la solidarité et la création : œuvrer pour le partage des initiatives, des responsabilités et des ressources. Alors j’ai accepté de me soumettre au vote pour la présidence, à la condition de le faire avec le mandat, à court terme, d’accompagner la mise en place des outils nécessaires à une présidence collégiale. Moi qui aime le temps long, j’ai demandé un délai court, de maximum de 4 mois. Cette présidence, je l’appelle donc déjà une « co-présidence », c’est comme une œuvre, pour œuvrer à la survie de mon outil de travail, mon collectif, mon territoire. Pour rendre la pareille au seul lieu que je connaisse dans lequel, pour reprendre la pensée de son fondateur l’architecte Julien Beller, lui-même féru de réemploi, « on prend soin, on prend de tout le monde ». A mon sens, un réel espace de respiration ou tout peut être conservé ou inventé, une œuvre collective continue.

 

Le contexte sanitaire et la situation de confinement t’inspirent-ils, influencent-ils déjà ta production artistique ?
Ressens-tu le besoin ou l’envie de t’exprimer à travers ton art sur l’épidémie et la situation ?
Désormais, je sens que j’ai besoin d’un temps de jachère, pour comprendre quoi faire de ce qu’il reste de ces échanges de pierre, de ce qu’il reste de ce partage et comment redéployer ces reliquats, pour aller de l’avant, crever l’écran du confinement.

 

Crever l’écran, c’est justement le nom d’une série de portraits que j’ai commencée la première semaine du confinement, pour garder un souvenir de nos échanges vidéo, comme on prend des photos des réunions de famille ou entre amis.

 

Crever l’écran c’est peut-être le nouveau contretemps que je recherche. Et pourtant, j’ai utilisé les réseaux sociaux comme jamais durant le confinement : exprimer mes jugements intimes dans la sphère publique, comme un espace de politique du quotidien, pour participer à la pensée du confinement, contribuer à une formation « démocratique » de cette pensée plurielle, à côté des parlements et des experts.

 

Crains-tu pour ta situation financière et plus généralement pour ton activité artistique après le confinement ?
Oui. Les projets reportés, c’est mieux que rien. Mais en réalité c’est un décalage de trésorerie sans rattrapage. Il va y avoir des projets avortés. Il va falloir que les artistes et les autres acteurs de la culture fassent preuve de solidarité entre les individus mais aussi inventer une solidarité structurelle et territoriale : un régime d’intermittence des artistes-auteurs, un travail local de solidarité avec les artistes qui animent un territoire et le revalorisent. D’ordinaire, les artistes sont les chiffonniers de l’économie : on travaille là où personne ne voudrait se promener et à force d’en extraire le beau, le territoire prend de la valeur, on réhabilite le quartier pour les travailleurs plus regardant de leurs conditions de travail et on nous invite gentiment à aller voir ailleurs.

 

Propos recueillis par Céline

 

Pour suivre le travail de Barbara Portailler

http://www.tabimagines.com/

Instagram : @barbara_tab_portailler

 

 

@Barbara Portailler, 2020, « Semer l’horizon »

 

@Barbara Portailler, 2019, « Pensées photogéniques »

 

@Barbara Portailler, 2019, « Autant en emporte le temps », livres usagers destinés au pilon

 


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Revue Bancal - Auteur

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