Artistes confinés #14 // Julien Daillère, comédien
23/05/2020
Nous avons interrogé plusieurs artistes pour comprendre ce que le confinement changeait à la pratique de leur art. Comment l’obligation de rester enfermé.e impacte-elle leur créativité ? Quelles sont les conséquences pratiques et matérielles du confinement sur leur organisation, leur situation ? Bref, comment continuer à être un ou une artiste en temps de confinement !
Julien Daillère est auteur, comédien, metteur en scène et docteur en arts du spectacle. En 2006, il crée la compagnie La Traverscène pour jouer un de ses premiers textes, Les contes de la petite fille moche, largement salué par la presse. De 2015 à 2019, il vit et travaille entre la France et la Roumanie où il a étudié le processus de création théâtrale à l’image du système digestif dans le cadre d’un doctorat à l’Université des Arts de Târgu Mureș, en cotutelle avec l’Université de Cergy-Pontoise. Installé depuis 2020 à Clermont-Ferrand, Julien expérimente, explore et développe de nouvelles formes scéniques et méthodes de jeux théâtraux.
Dans quels états émotionnels te plonge le confinement ?
Sur les réseaux sociaux, c’est le grand huit émotionnel : enchaîner les posts des contributeurs provoquent des émotions extrêmes et contradictoires dans un temps très court. Et j’y passe beaucoup plus de temps qu’à l’ordinaire. Au final, cela participe d’un état de stupéfaction qui finit par estomper toutes mes émotions, même si certaines percent par instant et me propulsent dans une réflexion plus construite ou dans l’action. Je n’arrive pas à faire autrement pour l’instant.
Ces émotions sont-elles favorables à ta créativité ou au contraire t’inhibent-elles ?
Toutes ces émotions en sourdine forment un brouhaha qui me perd. Cet éparpillement ne m’aide pas du tout dans ma créativité au niveau du fond, pour la construction structurée d’un contenu, pas à pas. Contrairement à des témoignages relevés ici ou là, même si je ne sors qu’une fois par semaine, je ne vis pas du tout le confinement comme une retraite ou un temps de silence et de
calme – contexte qui, de toute façon, n’est pas moteur chez moi.
L’obligation de rester chez toi te rend-elle plus prolifique ? Au contraire, l’enfermement et l’isolement t’empêchent-ils de pratiquer ton art ?
J’ai un très grand besoin de sociabilité en présence physique, de rencontrer des gens ou de me projeter dans un échange à venir, d’être dans le mouvement qui m’y conduit, c’est cela qui alimente mon désir de théâtre. Accueillir les autres ou être accueilli par les autres m’est essentiel pour enclencher un processus de création. Travailler seul chez moi m’est donc très compliqué. D’autant plus que depuis 2018, je développe des « solos coopératifs » où le public prend en charge une partie des effets scéniques : concevoir des éléments de décor ou des marionnettes, faire du son, ou encore faire la lumière avec les lampes des téléphones portables. J’ai besoin de travailler régulièrement avec le public dès les répétitions : comment faire alors ? Avec l’annulation d’une résidence, de représentations et d’ateliers, puis le confinement chez moi, c’est d’abord cet empêchement de rencontrer les autres qui a forcé ma créativité dans la recherche de contournements – plus que le désir de partager quelque chose de précis. C’est Mélinda Mouslim (Compagnie La Sensitive) que j’avais rencontrée lors du visionnaire festival Sans Transition en août dernier (sur le thème de l’effondrement) qui m’aida à réaliser, lors d’une discussion au téléphone, que ma créativité n’était pas annihilée par les événements, c’est juste qu’elle s’était déplacée du « quoi » au « comment » : par quels moyens continuer à créer ?
Quelles solutions, quelles nouvelles habitudes as-tu déjà mises en place dans ton activité artistique ?
Mon premier réflexe a été de me raccrocher à la voix, à l’audio du téléphone. Le 14 mars, j’ai commencé à lire mes textes par téléphone. Puis, au début du confinement, j’ai créé le groupe Facebook « Artistes au téléphone » qui compte aujourd’hui plus de 400 membres dont une trentaine ont posté une annonce pour proposer de lire leurs textes, chanter, jouer de la musique. Nous nous retrouvons lors des soirées « Jeudi Ouvert » organisées par Isa Rain via une application de visioconférence, mais nous débranchons la vidéo. C’est une sorte de scène ouverte avec des lectures de 5 minutes : les gens applaudissent, commentent, discutent entre chaque texte.
À la demande de l’Institut Français de Cluj Napoca (Roumanie), j’ai mis en place une télérésidence : des discussions téléphoniques avec des habitants de Cluj m’ont inspiré des poèmes sur l’après-crise, partagés par l’Institut Français puis dans le cadre du Festival des Arts Confinés en France.
Ensuite, l’artiste de cirque Agathe Guignard, confinée à Besançon avec d’autres artistes, a accepté d’expérimenter avec moi la téléperformance, une forme de théâtre d’appartement par téléphone : dire les mots et faire les mouvements que je lui soufflais au téléphone, devant ses colocataires rassemblés.
Enfin, en m’inspirant de la messagerie théâtrale du Théâtre du Rabot de Semur- en-Auxois, qui donne chaque soir plusieurs numéros de téléphone pour écouter des textes enregistrés comme messages de répondeur, j’ai souhaité mettre en place un véritable serveur vocal interactif poétique avec une arborescence ludique, sensible. J’ai commencé par imiter les voix automatiques de serveur vocal en répondant moi-même au téléphone, pour guider les gens vers certains de mes textes que je lisais ensuite. Je travaille désormais avec la société TLM Com qui m’accompagne pour construire un véritable serveur vocal interactif poétique autonome.
Le contexte sanitaire et la situation de confinement t’inspirent-ils, influencent-ils déjà ta production artistique ? Ressens-tu le besoin ou l’envie de t’exprimer à travers ton art sur l’épidémie et la situation ?
En doctorat, j’ai étudié les processus de création et réception d’une œuvre scénique à travers la métaphore digestive. Lorsque Charlie Brooker déclare qu’il doute de la capacité du public à « digérer » une nouvelle saison de Black Mirror dans le contexte actuel, ça me parle. Faire théâtre de cette crise est trop difficile pour moi aujourd’hui. J’ai peur de simplement recracher mes angoisses ou mes opinions, de vomir. Pour ma télérésidence avec l’Institut Français de Cluj, j’ai travaillé sur une vision positive de l’avenir proche, car c’est la piste qui se dessinait dans un poème que je venais d’écrire. Et je n’étais pas seul pour digérer : rêver avec des gens, c’est comme prendre des probiotiques. Pour la téléperformance, c’était là aussi une fiction futuriste : un rituel d’appel aux esprits aboutissait à la possession de la téléperformeuse par un certain Christopher, artiste de 2063 habitué à performer par télépathie, et qui se retrouvait pour la première fois catapulté dans le passé, via un corps inconnu. Imaginer un vocabulaire du futur, un rituel païeno-technologique, voilà ce qui m’a surtout mis en mouvement.
Je ne ressens pas le besoin tripal de m’exprimer sur l’épidémie à travers mon art.
Si j’ai l’envie pressante de partager une idée, une angoisse, une joie… alors je vais recracher ça sur les réseaux sociaux, ou j’en discute au téléphone. C’est du « partage rapide », c’est une soupape. Pour ma pratique artistique, ce que je peux partager en l’état ne m’intéresse pas. Je pars d’un amas informe à transformer, dans un objectif de digestion. J’ai été nourri d’informations, d’images, de sons, etc. sur cette crise sanitaire, cela ressortira forcément dans mon travail, transformé, dans le fond ou la forme, sans que cela soit nécessairement visible, même par moi. Je ne veux pas m’imposer de rebondir sur telle ou telle réalité. De toute façon, les appels à créer sur un thème en particulier pousse les artistes à justifier de leurs sources d’inspiration dans le rendu de leur travail, ça a une influence énorme sur leur créativité, c’est une injonction à la lisibilité et à la transparence, cela me met très mal à l’aise. C’est une forme de traçage, c’est très invasif.
Crains-tu pour ta situation financière et plus généralement pour ton activité artistique après le confinement ?
Actuellement intermittent du spectacle, je crains naturellement pour ma situation financière, avec ou sans année blanche. Mais c’est surtout l’état de l’humanité en général qui m’inquiète : son rapport à la planète et les relations interhumaines. C’est très préoccupant. En ce qui me concerne, l’insuffisance des moyens techniques ne sera jamais un coup d’arrêt, même s’il faut mettre le
public dans des voitures, derrière des fenêtres, en haut des montagnes, que sais-je ? Ce n’est pas optimal, mais les gens s’adapteront et je me fais confiance pour être créatif. Depuis 2018, je joue dans des lieux insolites, en mode low-tech, avec un public restreint qui coopère pour réaliser certains effets scéniques : c’est un sacré entraînement ! Mais d’ici quelques années, au-delà des financements insuffisants et des contraintes techniques, la complexité et la multiplication des demandes d’autorisation nécessaires aux représentations, ainsi que les dépenses imposées pour des raisons de sécurité, risquent de profondément limiter la capacité des artistes à créer puis à partager leur travail, comme c’est déjà de plus en plus le cas aujourd’hui. C’est un aspect essentiel sur lequel il convient de sensibiliser et d’agir collectivement aujourd’hui afin de protéger notre droit à l’expression artistique pour plus tard.
Propos recueillis par Céline
Pour suivre le travail de Julien Daillère
Commentaires